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Publié le 1 février 2012 par Soulier Avocats

La mise à disposition de salariés depuis la loi Cherpion du 28 juillet 2011 : le prêt de main d’oeuvre est-il vraiment sécurisé ?

La mise à disposition de salariés est un outil de gestion des ressources humaines de plus en plus usité qui s’inscrit dans une tendance naturelle du marché de l’emploi allant vers plus de flexibilité et de mobilité. Les dispositions introduites par la Loi Cherpion avaient « pour objet de sécuriser le prêt de main-d’œuvre »[1] : si ces dispositions mettent fin à des dérives jurisprudentielles autour de la notion de but non lucratif et définissent un cadre juridique – contraignant – à cette opération de prêt de main-d’œuvre, il est malheureusement difficile d’affirmer aujourd’hui que le dispositif instauré offre plus de souplesse et de sécurité aux entreprises.

La mise à disposition est une opération consistant pour une entreprise à « prêter » un salarié pour une durée déterminée à une autre entreprise dite « utilisatrice » confrontée à un besoin ponctuel de main-d’œuvre. Afin d’échapper à la qualification de prêt de main-d’œuvre illicite et de marchandage et donc au risque de condamnation à de lourdes sanctions pénales[2], l’opération doit nécessairement être sans but lucratif… et c’est là toute la difficulté et la cause d’une certaine insécurité juridique due à une jurisprudence fluctuante en la matière : qu’entend-on par « but non lucratif » ?

L’article 40 de la loi dite « Cherpion » du 28 juillet 2011 (L. n°2011-893, JO 29 juill.) a ainsi modifié la rédaction des articles L. 8241-1 et L. 8241-2 du Code du travail afin de (i) préciser les éléments de nature à caractériser le but non lucratif de l’opération de prêt de main-d’œuvre mais également (ii) de définir le régime juridique de la mise à disposition de salariés.

1. Sur le but non lucratif et la question de la facturation de l’opération

Cette modification du Code du travail soudainement introduite sous forme de « cavalier législatif » au sein d’une loi portant sur le développement de l’alternance et la sécurisation des parcours professionnels, fait incontestablement suite à l’arrêt John Deere du 18 mai 2011 (Cass. soc. 18 mai 2011, n°09-69.175).

Dans cet arrêt, la Cour de cassation avait reproché à la société utilisatrice de n’assumer aucun frais de gestion de personnel, hormis le strict remboursement du salaire et des charges sociales. Pour la chambre sociale, l’utilisatrice bénéficiait ainsi non seulement d’un accroissement de flexibilité dans la gestion du personnel mais également d’une économie de charges, ce qui caractérisait pour elle, le but lucratif de l’opération et donc le prêt de main-d’œuvre illicite.

Dans un article paru dans notre e-newsletter de juin 20113[3], nous nous étions inquiétés de ce qu’en application de cette jurisprudence, non seulement la facturation à l’euro-l’euro n’était plus envisageable mais qu’en outre la stricte facturation des coûts de gestion risquait de ne plus suffire et qu’il faudrait désormais s’assurer que la mise à disposition de personnel ne permette aucune économie d’autre sorte.

La rédaction de l’article L. 8241-1 du Code de travail depuis la Loi Cherpion a de quoi rassurer les entreprises : « une opération de prêt de main-d’œuvre ne poursuit pas de but lucratif lorsque l’entreprise prêteuse ne facture à l’entreprise utilisatrice, pendant la mise à disposition, que les salaires versés au salarié, les charges sociales afférentes et les frais professionnels remboursés à l’intéressé au titre de la mise à disposition. »

Ces dispositions remettent clairement en cause la jurisprudence John Deere de la Cour de cassation : une stricte refacturation à l’euro-l’euro protégera désormais juridiquement l’opération.

Mais une question se pose alors : est-il désormais a contrario interdit d’envisager une refacturation des frais de gestion inévitablement assumés par la société prêteuse en sus des salaires, charges sociales et frais professionnels ? A notre sens, la rédaction de l’article L. 8241-1 n’interdit pas le principe du remboursement des frais de gestion, à condition toutefois qu’ils soient modérés et justifiés. Selon Marie-France Mazars, Conseiller doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, si l’entreprise est en mesure de prouver que les frais de gestion ont été bien calculés et sont directement et exclusivement associés à la mise à disposition, l’opération de prêt de main-d’œuvre ne devrait pas être taxée de poursuivre un but lucratif. 

Attention toutefois aux conséquences fiscales : (i) en fonction du niveau de refacturation des frais de gestion, l’opération pourrait être qualifiée d’acte anormal de gestion (octroi d’un avantage contraire à l’intérêt économique de l’entreprise) ce qui empêcherait la déductibilité des dépenses, (ii) se pose également la question de l’assujettissement éventuel à TVA.

2. Sur le formalisme requis (article L. 8241-2 du Code du travail)

Conclusion d’une convention de mise à disposition

Depuis la Loi Cherpion, l’entreprise prêteuse et l’entreprise utilisatrice ont désormais l’obligation de conclure une convention de mise à disposition qui doit a minima définir la durée et mentionner l’identité et la qualification du salarié concerné ainsi que le mode de calcul des sommes (salaires, charges sociales, frais professionnels et éventuels frais de gestion sous réserve de nos commentaires plus haut) qui seront refacturées. Dans l’hypothèse de mise à disposition de plusieurs salariés, il est possible de prévoir une convention-cadre mais dans laquelle chaque salarié concerné devra bien être identifié.

Conclusion d’un avenant avec le salarié…

Par ailleurs, l’accord exprès du salarié est désormais requis ainsi que la conclusion d’un avenant signé par ce dernier et ce, qu’il y ait ou non une modification du contrat de travail. L’article L. 8241-2 précise même que le salarié ne pourra être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir refusé une proposition de mise à disposition.

…contenant des mentions précises

La durée de mise à disposition doit être précisée dans l’avenant : s’il est possible d’indiquer que le contrat est lié à la réalisation d’une mission particulière et de ne pas fixer de terme précis, il conviendra de convenir d’une durée prévisible et à tout le moins minimale à l’image de ce qui est prévu pour les contrats à durée déterminée. Même si la Loi ne l’exclut pas expressément, nous déconseillons les mises à dispositions permanentes (utilisées souvent dans les groupes pour permettre à un dirigeant d’avoir un contrat de travail[4]) qui ne semblent pas correspondre à l’esprit du texte.

L’avenant définira obligatoirement le travail confié dans l’entreprise utilisatrice, le lieu d’exécution ainsi que les caractéristiques particulières du poste de travail (ex. description exacte des fonctions, intégration dans tel service, éventuels dangers liés au poste etc.). Une période probatoire[5] devra être impérativement fixée lorsque la mise à disposition entraîne une modification d’un élément essentiel du contrat de travail (modification du salaire, des fonctions, de la durée du travail etc.).

La Loi prévoit également que doivent figurer dans l’avenant les horaires de travail du salarié. Les horaires de travail seront en toute logique ceux applicables au sein de l’entreprise utilisatrice. Mais quid de la durée du travail applicable au salarié ? La Loi précise que le salarié « conserve le bénéfice de l’ensemble des dispositions conventionnelles dont il aurait bénéficié s’il avait exécuté son travail dans l’entreprise prêteuse », ce qui signifie a contrario que le salarié ne devrait pas pouvoir revendiquer le bénéfice des dispositions – mêmes plus favorables – de la convention collective ou des accords collectifs applicables au sein de l’entreprise utilisatrice (par exemple une durée hebdomadaire fixée à 35 heures accompagnée du paiement d’heures supplémentaires en lieu et place d’un forfait-jours prévue par l’accord collectif applicable au sein de son entreprise d’origine comme dans le cas d’espèce de l’arrêt John Deere)…sauf que, dans sa précipitation, le législateur a omis de supprimer, à l’alinéa 2 de l’article L. 8142-2 du code du travail, la référence à l’article L. 1251-21 lequel, en matière de durée de travail notamment, prévoit que ce sont les dispositions légales et conventionnelles applicables à l’entreprise utilisatrice qui s’appliquent ! Face à des dispositions contradictoires, il y a lieu de considérer qu’il conviendra d’appliquer le régime le plus favorable au salarié et en tout état de cause de bien prévoir dans l’avenant à quel temps de travail est soumis le salarié (et de manière générale à quelles conditions d’exécution de travail il est soumis). La Loi rappelle par ailleurs que le salarié mis à disposition a accès aux installations (cantine etc.) et moyens de transport collectifs de l’entreprise utilisatrice.

Consultation et information des représentants du personnel

L’entreprise prêteuse doit consulter le comité d’entreprise ou, à défaut, les délégués du personnel « préalablement à la mise en œuvre d’un prêt de main-d’œuvre » et les informer des conventions signées. A notre sens, la loi n’édicte aucune obligation de consulter les institutions représentatives du personnel (IRP) préalablement à la signature de la convention : la consultation ne porte pas sur le contenu de la convention mais uniquement sur le principe de la mise à disposition. En revanche, il est nécessaire d’informer les IRP a posteriori sur les modalités pratiques de la mise à disposition, en communiquant, le cas échéant, si les IRP le demandent, les conventions signées (quitte à caviarder certaines informations considérées comme strictement confidentielles).

Par ailleurs, lorsque le poste occupé dans l’entreprise utilisatrice figure sur la liste de ceux qui présentent des risques particuliers pour la santé ou la sécurité des salariés, telle qu’elle est établie pour les titulaires de contrat à durée déterminée, le CHSCT de l’entreprise prêteuse doit être informé.

Du côté de l’entreprise utilisatrice, le comité d’entreprise et le CHSCT ou, à défaut, les délégués du personnel sont informés et consultés préalablement à l’accueil de salariés mis à la disposition de celle-ci dans le cadre de prêts de main-d’œuvre.
Si ce processus d’information-consultation des IRP s’explique dans des hypothèses de prêt de main-d’œuvre « à grande échelle » impliquant plusieurs salariés, ces obligations apparaissent extrêmement lourdes, contraignantes et totalement déconnectées des réalités économiques (on utilise souvent la mise à disposition dans des situations d’urgence) dans des hypothèses de mises à disposition de salariés isolés en particulier lorsqu’elles interviennent entre sociétés du même groupe.

La Loi encadre aujourd’hui strictement les opérations de prêt de main-d’œuvre. Il est donc impératif d’être particulièrement vigilant et de bien qualifier les opérations de mise à disposition afin de ne pas omettre de soumettre une telle opération au formalisme requis : en effet au sein des groupes, on constate souvent des situations de mise à disposition de personnel de fait (ex. salarié travaillant ponctuellement pour le compte d’une autre entité du groupe sans déplacement géographique de son lieu de travail). Dès lors qu’un salarié, bien que toujours rattaché contractuellement à son employeur d’origine – et donc rattaché à lui par un lien de subordination[6] -, exerce ses fonctions pour le compte d’une autre entité et se trouve ainsi sous l’autorité matérielle d’un responsable appartenant à une autre entité juridique, le formalisme décrit plus haut est requis. Par ailleurs, pour les mises à disposition intragroupe, le risque de qualification de co-emploi doit également être sérieusement pris en considération.

3. Sur la question du retour du salarié au poste d’origine

À l’issue de sa mise à disposition, l’article L. 8241-2 du Code du travail prévoit que le salarié retrouve « son poste de travail dans l’entreprise prêteuse sans que l’évolution de sa carrière ou de sa rémunération ne soit affectée par la période de prêt ». On constatera que la Loi n’offre pas la possibilité d’offrir au salarié un poste « équivalent ». S’agit-il d’une simple omission du législateur ? Il semblerait que oui et qu’une circulaire DGTEFP en cours de rédaction nous apporte bientôt des précisions à cet égard.
En attendant, il est recommandé de prévoir dans l’avenant la possibilité d’offrir au salarié un poste «  équivalent » si le poste d’origine a été modifié ou supprimé, mais attention : si le poste existe toujours, il n’est pas question de proposer au salarié concerné  un autre poste – même équivalent – que celui qu’il occupait précédemment-!

En matière de réintégration du salarié dans la société d’origine, on notera l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 décembre 2011[7] concernant l’hypothèse spécifique prévue à l’article L. 1231-5 du Code du travail, du retour d’un salarié mis à disposition par la société-mère française au sein d’une filiale étrangère et ayant conclu avec cette dernière un nouveau contrat de travail : la chambre sociale a jugé qu’en cas de rupture par la filiale du contrat de travail, le salarié doit être reclassé au sein de la société-mère même s’il n’y a jamais effectivement travaillé. A fortiori, dans l’hypothèse d’une mise à disposition avec poursuite du contrat de travail initial, le retour du salarié dans l’entreprise d’origine prêteuse s’impose indiscutablement quand bien même le salarié n’y aurait jamais effectivement travaillé.

On l’a vu, loin d’apporter plus de flexibilité, de souplesse et de sécurité juridique aux opérations de mise à disposition de personnel, la loi a au contraire créé de nouvelles contraintes (accord écrit du salarié, consultation des institutions représentatives du personnel etc.), généré de nouvelles questions (peut-on facturer les frais de gestion ?) et renforcé certaines zones d’ombre préexistantes (à quel statut est soumis le salarié en ce qui concerne ses conditions d’exécution de travail? etc.). D’où l’intérêt de bien fixer en amont dans le cadre de la convention et de l’avenant les conditions de mise à disposition.

Il n’en reste pas moins qu’à condition d’être délimité dans le temps et bien construit, le prêt de main d’œuvre demeure, en cette période de crise, un véritable outil de gestion des variations d’activité et une alternative possible au chômage partiel, voire à des licenciements économiques.

 


[1] Termes utilisées par Madame Gisèle Printz – Rapporteur de la commission des affaires sociales du Sénat à l’origine de la modification du Code du travail –  lors des débats devant le Sénat : séance du 27 juin 2011.

[2] Les délits de prêt de main-d’œuvre illicite et de marchandage sont punis d’une peine d’emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30.000 euros (amende multipliée par 5 en cas de condamnation d’une personne morale). La juridiction peut également prononcer une interdiction de sous-traiter de la main d’œuvre pour une durée de 2 à 10 ans. 

[3] Cf. article intitulé Mise à disposition de personnel intra-groupe : attention aux délits de prêt illicite de main d’œuvre et de marchandage publié dans notre e-newsletter de juin 2011.

[4] Cette situation se distingue du contrat de travail du dirigeant signé avec la société mère et ayant pour objet la direction de plusieurs filiales.

[5] La période probatoire se distingue de la période d’essai par le fait qu’en cas de rupture, sauf faute grave, le contrat de travail ne pourra être rompu et le salarié sera réintégré dans son poste initial.

[6] Le maintien d’un tel lien de subordination étant essentiel pour éviter tout risque de requalification en prêt de main-d’œuvre illicite.

[7] Cass. soc. 7 décembre 2011, n°09-67.367