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Publié le 30 janvier 2019 par Soulier Avocats

La résistance des juges face au barème Macron

Plus d’un an après la réforme du Code du travail introduite par les ordonnances Macron du 22 septembre 2017, le barème d’indemnisation des licenciements sans cause réelle et sérieuse continue de faire débat.

Quatre Conseils de prud’hommes ont récemment reconnu l’inconventionnalité de cette mesure phare des ordonnances Macron.

Le barème obligatoire des indemnités applicables en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse instauré par l’ordonnance n°2017-1387 figure à l’article L. 1235-3 du Code du travail.

Comme nous l’avions expliqué dans un article précédent du mois de mars 2018[1] dédiée entre autres au barème d’indemnisation, le juge est désormais tenu en application de ce barème d’octroyer des dommages et intérêts dont le montant est compris entre des minima et des maxima déterminés en fonction de l’ancienneté du salarié et de la taille de l’entreprise. Les autres critères traditionnellement retenus par le juge et qui participent à la détermination du montant du préjudice (ex. : âge, situation de famille, difficulté à retrouver un emploi, handicap), ne sont pas retenus dans la fixation de ces planchers et plafonds.

Si le Conseil constitutionnel a validé le barème dans une décision du 21 mars 2018[2], la question de sa conventionnalité et donc de sa conformité aux textes internationaux restait quant à elle en suspens.

C’est dans ce contexte que les Conseils de prud’hommes de Troyes, d’Amiens, de Lyon et de Grenoble ont récemment écarté le barème en raison de son inconventionnalité.

Les Conseils de prud’hommes se fondent essentiellement sur deux textes internationaux afin de justifier leur décision. Il s’agit de l’article 10 de la Convention n°158 de l’Organisation Internationale du Travail (« OIT ») et de l’article 24 de la Charte sociale européenne.

L’article 10 de la Convention n°158 du l’OIT stipule que : « Si les organismes mentionnés à l’article 8 de la présente convention arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n’ont pas le pouvoir ou n’estiment pas possible dans les circonstances d’annuler le licenciement et/ou d’ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée. »

De la même manière, l’article 24 de la Charte sociale européenne rappelle également : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître (…) le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée. »

Les Conseils de prud’hommes estiment que l’application de ce barème ne leur permet pas d’attribuer aux salariés une indemnisation adéquate conformément aux textes internationaux précités.

En effet, le Conseil de prud’hommes de Troyes rend une décision très explicite en affirmant que le barème « ne permet pas aux juges d’apprécier les situations individuelles des salariés injustement licenciés dans leur globalité et de réparer de manière juste le préjudice qu’ils ont subi ». Il va d’ailleurs plus loin en précisant que « ces barèmes ne permettent pas d’être dissuasifs pour les employeurs qui souhaiteraient licencier sans cause réelle et sérieuse un salarié. Ces barèmes sécurisent d’avantage les fautifs que les victimes et sont donc inéquitables »[3].

A l’instar du Conseil de prud’hommes de Troyes, le Conseil de prud’hommes d’Amiens a décidé au sujet d’un salarié qui, sur la base du barème institué à l’article L. 1235-3 du Code du travail, pouvait prétendre à seulement ½ mois de salaire que « cette indemnité ne peut être considérée comme étant appropriée et réparatrice du licenciement sans cause réelle et sérieuse et ce dans le respect de la convention 158 de l’OIT, mais aussi de la législation française et de la jurisprudence applicables en la matière »[4].

Le Conseil de prud’hommes de Lyon écarte quant à lui le barème de manière implicite en faisant seulement référence à l’article 24 de la Charte sociale européenne[5]. Par ailleurs, alors que le barème n’était pas applicable au cas d’espèce le salarié ayant été licencié en 2014, le Conseil de prud’hommes de Lyon a également rendu un jugement démontrant « la nécessité d’une indemnisation intégrale des préjudices subis par le salarié », allant donc à l’encontre du principe de plafonnement, sur la base également de l’article 24 de la Charte sociale européenne et de l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT[6].

Plus récemment encore, le Conseil de prud’hommes de Grenoble a lui aussi décidé que le barème est inconventionnel. Il considère en effet « qu’en réduisant l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse par des plafonds trop bas, c’est bien la sanction de la violation de la loi qui perd son effet dissuasif à l’égard des employeurs qui peuvent « budgéter » leur faute ». De même, il évoque le fait que ce barème « décourage en outre les salariés d’agir en justice pour faire valoir leurs droits au regard d’espoir d’indemnisation dérisoire » et qu’il peut même être « incitatif à prononcer des licenciements injustifiés »[7].

Tous les Conseils de prud’hommes ne sont cependant pas unanimes sur cette question et il est pour l’heure difficile de savoir si le barème sera déclaré inconventionnel par les juridictions du second degré. En effet, d’autres Conseils de prud’hommes ont adopté un raisonnement inverse et ont conclu à la conventionnalité du barème. Le Conseil de prud’hommes du Mans ainsi que le Conseil de prud’hommes de Caen ont tout au contraire retenu la conventionnalité du barème en se fondant également sur l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT[8]. Il est particulièrement intéressant de noter qu’à la différence de tous les jugements précités, le jugement du Conseil de prud’hommes de Caen a été rendu par un juge départiteur, c’est-à-dire par un juge professionnel.

La portée de ces jugements, qui rappelons-le, sont des jugements de première instance, est donc pour le moment incertaine et de nombreux auteurs annoncent le début d’une « saga judiciaire ».

Il s’agit en tout état de cause d’un message fort des Conseils de prud’hommes qui opposent un refus ferme de voir leur pouvoir d’appréciation limité tel que cela est prévu par le législateur.

Bien qu’il s’agisse de décisions de première instance, il est manifeste que la position des Conseils de prud’hommes génère une grande incertitude quant à l’application de ce barème et remet en cause l’un de ses objectifs majeurs, à savoir la possibilité pour l’employeur d’anticiper et de provisionner le montant maximum de la condamnation potentielle. L’avenir du barème est donc pour l’heure incertain et nous attendons avec grand intérêt les décisions des Cours d’appel et surtout bien sûr de la Cour de cassation sur sa conventionnalité. Dans l’attente de clarifications, il conviendra donc d’être vigilant quant à l’application du barème pour l’estimation du risque lié à un potentiel licenciement sans cause réelle et sérieuse.

 

[1] Cf. article intitulé La déjudiciarisation des rapports de travail par les ordonnances Macron

[2] CC, 21 mars 2018, n°2018-761 DC

[3] CPH de Troyes, 13 décembre 2018, RG F 18/00036

[4] CPH d’Amiens, 19 décembre 2018, RG F 18/00040

[5] CPH de Lyon, 21 décembre 2018, RG F 18/01238

[6] CPH de Lyon, 7 janvier 2019, RG F 15/01398

[7] CPH de Grenoble, 18 janvier 2019, RG F 18/00989

[8] CPH du Mans, 26 septembre 2018, RG F 17/00538 et CPH de Caen, 18 décembre 2018, RG F 17/00193