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Publié le 30 septembre 2022 par Claire Filliatre

La Commission européenne s’attaque aux procédures bâillons initiées à l’encontre des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme

Comment lutter efficacement contre les procédure-baillons dont peuvent être victimes les journalistes et les défendeurs des droits de l’homme lorsqu’ils dénoncent des faits qui dérangent les personnes visées ?

C’est l’objet de la Directive proposée par la Commission européenne le 27 avril dernier portant sur « la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives » qui suggère aux Etats membres de renforcer les garanties procédurales en faveur des victimes des procédures bâillons.

Ce projet de directive est complémentaire à la directive 2019/1937 du 23 octobre 2019sur les lanceurs d’alerte offrant une protection solide aux personnes qui communiquent des informations sur des violations de droit de l’Union contre toute forme de représailles.

Le projet proposé par la Commission européenne protège plus particulièrement les journalistes et défenseurs des droits de l’homme qui ne bénéficient pas du statut de lanceur d’alerte et vise à lutter efficacement contre les procédures bâillon.

Qu’est-ce qu’une procédure bâillon ?

Les procédures bâillons sont définies comme une forme de harcèlement et d’intimidation utilisée contre les personnes qui œuvrent en faveur de « la protection de l’intérêt public » ; elles visent ainsi à censurer, à intimider et à faire taire les détracteurs en leur imposant le coût d’une défense en justice jusqu’à ce qu’ils renoncent à leurs critiques ou à leur opposition.

Les poursuites engagées par l’auteur de la procédure ont souvent trait à la diffamation, mais aussi à la violation d’autres règles ou droits (par exemple, à la violation des législations sur la protection des données, respect de la vie privée).

A l’heure actuelle, il est difficile de lutter contre ces procédures, le droit d’accès à un juge primant sur la liberté d’expression et le caractère abusif d’une action étant rarement reconnu surtout en matière de diffamation.

Fort de ce constat et de l’absence de législation nationale efficace protégeant les cibles des procédures bâillon, la proposition de directive entend doter les juridictions nationales de moyens efficaces pour traiter les procédures-baillons et donner aux victimes de ces procédures les moyens de se défendre.

Si les garanties procédurales proposées dans la directive s’appliquent uniquement aux affaires ayant une incidence transfrontalière, ce qui limite grandement sa portée, la Commission invite les Etats membres à examiner leur situation nationale afin de s’assurer que leurs cadres juridiques applicables prévoient les garanties nécessaires pour traiter les procédures baillons.

Il est intéressant de relever que le projet de directive définit avec précision ce qui est considéré comme un sujet d’intérêt public, notion qui est souvent source de débats devant les tribunaux lorsqu’il convient de démontrer que le sujet traité est d’intérêt général pouvant justifier que des propos diffamatoires aient été prononcés et propose des garanties procédurales afin de lutter contre ces procédures abusives.

Que recouvre la notion de sujet « d’intérêt public » ?

Le projet de directive définit l’intérêt public comme « toute question qui touche le public au point qu’il peut légitimement s’y intéresser, dans des domaines tels que :

  • la santé publique, la sécurité, l’environnement, le climat ou la jouissance des droits fondamentaux,
  • les activités d’une personne ou d’une entité en vue ou d’intérêt public,
  • les questions faisant l’objet d’un traitement public ou d’un examen par un organe législatif, exécutif ou judiciaire, ou toute autre procédure officielle publique,
  • les allégations de corruption, de fraude ou de criminalité,
  • les activités visant à lutter contre la désinformation ».

Cette notion d’intérêt public est assez similaire à celle « d’intérêt général » permettant d’obtenir une relaxe du journaliste poursuivi lorsqu’il est démontré que l’information délivrée relevait de l’intérêt général et qu’il était de l’intérêt du public de la connaître.

La Cour de Cassation, par un arrêt du 1er mars 2017, a considéré que l’intérêt général vise « les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité ».[1]

En France, les défendeurs poursuivis en diffamation et qui bénéficient d’une relaxe sur la bonne foi ou l’exception de vérité, sont rarement indemnisés de leurs frais de justice, le caractère abusif de la procédure initiée par le demandeur étant difficilement reconnu.

De meilleures garanties procédurales permettant d’accélérer l’examen de l’affaire et d’octroyer une provision à la victime d’une procédure-bâillon dès le début du procès pourrait permettre d’éviter toute instrumentalisation de la justice par le demandeur dont l’objectif poursuivi serait de faire taire son détracteur.

Sur les garanties procédurales proposées dans le projet de Directive

La possibilité d’être indemnisé même en cas de désistement du demandeur

Il arrive dans certaines procédures initiées pour des faits de diffamation publique que le requérant se désiste de sa procédure avant l’audience estimant que ses chances de gagner le procès sont limitées et ayant atteint son objectif d’intimider et de faire taire le prévenu.

L’article 6 du projet de directive prévoit que si le requérant modifie ses demandes ou se désiste dans l’objectif d’éviter une condamnation judiciaire, la juridiction saisie pourra tout de même considérer la procédure judiciaire comme abusive et accorder le remboursement des frais de justice pour la cible ainsi que la réparation de dommages et/ou infliger des sanctions.

La possibilité de demander un rejet rapide de la procédure manifestement infondée

A la demande du défendeur, le tribunal pourra rejeter les procédures manifestement infondées. Dans ce cas, la procédure au principal sera suspendue jusqu’à ce qu’une décision finale soit prise sur cette demande.

La charge de la preuve sera dans ce cas inversée puisque le requérant devra démontrer que l’action qu’il a intentée n’est pas manifestement infondée.

Le défendeur pourra également demander une garantie du requérant pour couvrir les frais de procédure.

Le remboursement des frais de procédure et le prononcé de sanctions

Le requérant ayant introduit une procédure abusive pourra être condamné à rembourser l’intégralité des frais de représentation engagés par le défendeur ainsi que des dommages et intérêts pour les préjudices subis.

Il est également prévu que des sanctions soient prononcées à l’encontre de la partie ayant engagé la procédure abusive.

Le soutien des organisations non gouvernementales intervenant comme tiers au procès

Les Etats membres devront prévoir la possibilité pour les organisations non gouvernementales qui assurent la protection ou la promotion des droits des personnes participant au débat public de prendre part à la procédure, soit pour soutenir le défendeur, soit pour fournir des informations.

Si ce projet de directive est limité dans son application aux litiges transfrontaliers, les garanties procédurales offertes devraient permettre une évolution de la législation nationale afin de prévenir les procédures bâillons.

Pour en savoir plus : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52022PC0177


[1] Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 1 mars 2017, 15-22.946