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Publié le 26 juin 2015 par Jean-Luc Soulier

Common law vs. Civil law : différences culturelles dans les systèmes de preuve

Ma participation à un panel sur les systèmes de preuve dans le cadre d’une réunion de l’International Association of Defense Counsel (IADC) à Lisbonne m’a permis de mesurer une nouvelle fois les différences culturelles entre les pays de Common law et les pays de Civil law.
Comme les planètes qui n’ont pas vocation à se rencontrer, ces différences s’organisent autour de plusieurs axes : le rôle des parties, le rôle du juge et les moyens légalement admissibles dans l’administration de la preuve.

Aux termes de l’article 9 du Code de procédure civile français, il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.

Un principe complique la tâche des parties dans l’établissement de la preuve : celui selon lequel « nul  ne peut se constituer de preuve à soi-même », qui a pour corolaire le droit de ne pas faire état d’éléments susceptibles de nuire à sa défense.

Dans les pays de Civil law, dont les lois ont été modelées par l’esprit et la lettre des codes Napoléon, la conséquence de ces principes est que les affirmations des parties sont reçues par les juges avec la  plus grande méfiance. A l’exception de l’Italie, les juges n’entendent quasiment jamais les parties, qu’ils soupçonnent de travestir la vérité. Ils se prononcent au vu des conclusions notifiées, des pièces versées aux débats et des plaidoiries des avocats. Pas de « cross examination ».

Quel que soit l’intérêt du litige, l’audience des plaidoiries dure rarement plus de deux heures, alors que dans les pays de Common law, notamment aux Etats-Unis, les audiences publiques pour des litiges de nature similaire peuvent durer plusieurs semaines.

Il n’y a encore pas si longtemps, les juges français ne prenaient même pas connaissance des pièces versées aux débats avant l’audience des plaidoiries, ce qui ne les empêchait pas de délibérer à l’issue de l’audience. La plaidoirie de l’avocat jouait alors un rôle central, les approximations et arrangements avec la vérité aussi.

Dans les pays de Common law, l’oralité des débats a de tout temps été la règle. Les parties peuvent s’exprimer en tant que témoin (« witness ») et faire citer à l’audience des tiers et des experts privés, dont les déclarations sont passées au crible des questions de la partie adverse. Le juge se cantonne à un rôle de modérateur.

Dans les pays de Civil law, même si la preuve est libre en matière commerciale, les preuves écrites jouent de fait un rôle essentiel. Les témoignages écrits sont admis à condition qu’ils émanent de tiers sans lien avec la partie qui les a obtenus, toujours en vertu du principe selon lequel une partie ne peut se constituer de preuve à soi-même.

Une partie peut demander au juge d’ordonner à la partie adverse ou à un tiers la communication d’un document. Mais elle doit identifier précisément le document en question et le juge est libre d’accéder ou non à sa demande. Pas de « discovery process ».

Dans les pays de Common law, une partie peut demander à l’autre partie de lui communiquer l’ensemble des documents en sa possession en lien avec le litige. Si la partie requise omet de produire certaines pièces, elle peut encourir une condamnation pénale.

Le législateur français a tenté de protéger les entreprises françaises contre la mise en œuvre du « discovery process » dans le cadre de procédures aux Etats-Unis par un loi dite de « blocage » du 16 juillet 1980 qui « interdit à toute personne physique de nationalité française ou résidant habituellement sur le territoire français et à tout dirigeant, représentant, agent ou préposé d’une personne morale y ayant son siège ou un établissement de communiquer par écrit, oralement ou sous toute autre forme, en quelque lieu que ce soit, à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public (…). »

Cette loi n’a quasiment jamais été appliquée. Et pour cause : s’en prévaloir condamnerait une société française à renoncer au marché américain.

L’autre barrière fragile que la loi française a tenté d’élever pour protéger les personnes physiques et morales françaises est le privilège de juridiction résultant des articles 14 et 15 du Code civil. En vertu de ce principe, les tribunaux français ont longtemps considéré qu’en l’absence de convention internationale sur la reconnaissance et l’exécution des décisions de justice entre les deux pays, un français pouvait refuser d’être jugé par un tribunal étranger s’il n’a pas renoncé à son privilège de juridiction aux termes d’un contrat ou en décidant de comparaître. Mais ce principe a été battu en brèche par des décisions récentes de la Cour de cassation.

Dans les pays de Civil law, les expertises privées sont regardées par les juges avec la même méfiance que les déclarations des parties. Tout ce qui émane d’une partie est suspect.

D’où le recours fréquent à l’expertise judiciaire avant toute procédure au fond.

Une partie saisit le juge des référés compétent en lui demandant de désigner un expert technique. Le juge entend les parties et décide ensuite de faire droit ou non à la demande. Il choisit l’expert sur une liste d’experts judiciaires inscrits auprès d’une Cour d’appel ou de la Cour de cassation et fixe la mission en fonction des demandes des parties.

Dans les pays de Common law, l’expertise judiciaire est un concept inconnu. Les parties désignent chacune leurs propres experts qui sont soumis comme elles, et comme les témoins cités par elles, à la « cross examination ».

Selon le Professeur Xavier Lagarde, qui a beaucoup écrit sur ce sujet, les différences entre les deux systèmes de preuve tiennent au fait que le juriste de Civil law croit à la vérité mais est « bien pessimiste sur les chances d’y accéder à l’occasion d’un litige », alors que le juriste de Common law ne croit pas à la vérité mais « pense que, bien organisé, un procès permettra d’y accéder ».

Une nouvelle illustration de notre soif d’absolu, qui nous condamne trop souvent à l’abstraction, et du pragmatisme des anglo-saxons, qui combattent le doute en recherchant l’efficacité.

Est-ce la raison pour laquelle le juge joue un rôle aussi important dans les pays de Civil law ou est-ce le rôle dévolu au juge qui a limité le rôle des parties ? Napoléon avait coutume de dire que le juge d’instruction est l’homme le plus puissant de France. Le juge civil a également des pouvoirs très importants dans la conduite du procès que n’ont pas les juges de Common law.

Le poids de la culture et de l’histoire sont naturellement pour beaucoup dans la façon dont nos systèmes judiciaires fonctionnent. Au cours de la réunion de l’IADC à laquelle j’ai participé, je me disais que la présence d’un ethnologue aurait été bien précieuse pour traiter du sujet de notre panel : « Discovery in Anglo-Saxonic and Civil Law Jurisdictions : an old issue strictly dependent upon different conceptions of production of evidence ».

Ces deux mondes cohabitent dans la pratique de l’arbitrage. Ailleurs, le rapprochement des planètes est peu perceptible, les deux systèmes continuant imperturbablement de tourner sur leurs axes en évitant soigneusement de se rencontrer.