Estimation du prix par les parties ou un tiers : les précautions contractuelles à adopter
Dans un arrêt publié au Bulletin le 4 juin 2025[1], la Chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle un principe fondamental du droit des contrats : la fixation du prix relève exclusivement de la volonté des parties ou, le cas échéant, d’un tiers désigné par elles – mais en aucun cas du juge.
Cette décision met en lumière l’importance du respect des articles 1591 et 1592 du Code civil, qui prévoient respectivement que le prix doit être déterminé et désigné par les parties, ou laissé à l’appréciation d’un tiers expressément désigné à cet effet.
Cet article propose un aperçu des règles essentielles encadrant la fixation du prix dans un contrat de vente, afin d’éviter tout risque de nullité.
Article rédigé en collaboration avec Mirabelle Ly, stagiaire
Un prix déterminé ou objectivement déterminable : une condition de validité du contrat
L’article 1591 du Code civil prévoit que « le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties ». Autrement dit, un contrat de vente ne peut être valable que s’il prévoit un prix certain ou, à défaut, objectivement déterminable sans intervention extérieure, notamment du juge.
Ce principe s’applique à tout contrat translatif de propriété, qu’il s’agisse d’une vente classique, d’une dation en paiement[2], ou encore d’une lettre d’intention portant sur l’acquisition de parts sociales[3].
Certains contrats sont toutefois exclus de ce régime, à l’instar du dépôt-vente, dans lequel le prix est fixé ultérieurement en fonction de la réalisation de la vente.
La jurisprudence admet que le prix n’a pas nécessairement à être expressément stipulé dans le contrat, dès lors qu’il peut être déduit d’éléments objectifs[4]. Il peut ainsi être fixé, par exemple, par référence à un barème, une cotation officielle, ou encore un prix de marché — comme en témoigne l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 14 décembre 2004 relatif au prix des pommes de terre fixé selon les cotations officielles[5].
En revanche, est considéré comme illicite tout prix reposant exclusivement sur la volonté d’une seule partie ou subordonné à un accord futur non encore défini.
En pratique, un prix dépendant d’un événement futur peut être admis, à condition que cet événement ne soit pas placé sous le contrôle exclusif de l’une des parties[6].
Les juges du fond disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation quant à la validité du prix stipulé dans un contrat de vente. Ils peuvent prononcer la nullité du contrat lorsque le prix est jugé dérisoire ou dépourvu de sérieux[7].
Ainsi, une vente peut être annulée pour vileté du prix lorsque le montant convenu est manifestement sans rapport avec la valeur réelle du bien. C’est le cas, par exemple, d’un terrain vendu 2,03 €/m² alors que sa valeur réelle au moment de la vente était de 37 €/m²[8].
Une exception est toutefois admise lorsque la faiblesse du prix s’explique par une intention libérale du vendeur. Dans ce cas, les juges peuvent requalifier la vente en donation indirecte, à condition de ne pas dénaturer l’intention des parties[9].
En définitive, la fixation du prix dans un contrat de vente illustre l’équilibre entre liberté contractuelle et contrôle judiciaire, destiné à prévenir les abus et à garantir la sécurité juridique des transactions.
La fixation du prix par un tiers : une possibilité encadrée par l’article 1592 du Code civil
L’article 1592 du Code civil dispose que le prix peut être « laissé à l’estimation d’un tiers ». Ainsi, il autorise expressément les parties à un contrat de vente à déléguer à un tiers la mission de fixer le prix du bien vendu.
La validité de l’estimation du prix par un tiers
La jurisprudence a confirmé la validité de cette modalité de détermination, à condition que le prix de cession ne soit pas encore arrêté et que le tiers soit désigné dans le contrat ou désignable selon des modalités prévues contractuellement.
Si le tiers ne peut ou ne veut pas accomplir sa mission, la vente n’est pas formée et la cession est nulle pour indétermination du prix[10], sauf si les parties ont prévu la désignation d’un autre expert. Par ailleurs, si le prix n’est pas déterminable, la nullité de la stipulation relative à la fixation du prix affecte la convention en son entier.
Dans ce contexte, la lettre de mission du tiers prend une importance décisive. Trop souvent négligée, elle doit encadrer de manière précise :
- la mission du tiers (qui doit porter sur la détermination du prix, et non une simple estimation),
- les méthodes d’évaluation à utiliser,
- le calendrier de réalisation,
- ainsi que les modalités de récusation ou de remplacement.
Il est également rappelé que le juge ne peut jamais se substituer au tiers défaillant, sauf à violer le principe selon lequel le prix ne peut être fixé que par les parties ou un tiers choisi par elles.
Le rôle délimité du tiers estimateur : ni arbitre ni juge
Le tiers désigné pour fixer le prix d’un bien n’a ni un rôle juridictionnel ni une fonction de médiation. Il n’agit pas en qualité de juge ou d’arbitre, mais en tant que mandaté chargé d’évaluer objectivement la valeur du bien. À ce titre, il doit fixer un prix précis, et non une simple fourchette indicative[11].
En l’absence d’indications contraires, le tiers peut interpréter la convention, à condition de ne pas en dénaturer le sens[12].
L’estimation fournie par le tiers n’est pas à l’abri de tout recours. Elle peut être contestée ou écartée en cas de :
- manquement grave à sa mission (détournement, erreur manifeste),
- erreur sur la substance[13], dol ou violence[14],
- ou encore erreur grossière, comme une double valorisation d’un même actif[15].
La loi du 19 juillet 2019[16] encadre désormais la désignation d’un nouvel estimateur en cas de défaillance du premier.
L’erreur grossière se caractérise par des incohérences manifestes qu’un professionnel normalement diligent n’aurait pas commises. La Cour de cassation l’a reconnue, par exemple, lorsqu’un expert s’est aligné sur une date imposée par une juridiction sans considération des réalités économiques[17]. En revanche, l’estimation réalisée conformément aux normes comptables et dans le respect du contradictoire ne saurait être remise en cause[18].
Enfin, il convient de rappeler que le juge ne peut en aucun cas se substituer au tiers estimateur pour fixer le prix, sauf à méconnaître les articles 1591 et 1592 du Code civil. La Cour de cassation l’a fermement rappelé dans son arrêt du 4 juin 2025[19].
Sécuriser vos contrats : recommandations pratiques
La validité d’un contrat de vente repose largement sur la fixation du prix. Qu’il soit déterminé par les parties ou un tiers, ce prix ne peut ni être arbitraire, ni dépendre d’un pouvoir unilatéral. La rigueur juridique dans la rédaction des clauses et la définition du rôle du tiers estimateur est donc indispensable pour éviter les contentieux.
Afin d’éviter tous litiges et garantir la sécurité juridique, il est recommandé :
- de toujours insérer des clauses précises sur la méthode de détermination du prix ;
- de prévoir expressément la possibilité de recourir à un tiers estimateur en cas d’indétermination ;
- de détailler les modalités de désignation, de remplacement et d’intervention de ce tiers dans une lettre de mission claire.
[1] Com. 4 juin 2025, n° 24-11.580
[2] Civ. 3e, 7 oct. 1998, n° 97-11.448
[3] Com. 6 nov. 2012, n° 11-26.582
[4] Civ. 3e, 26 sept. 2007, n° 06-14.357
[5] Civ. 1e, 14 déc. 2004, n°01-17.063
[6] Com. 7 avril 2009, n° 07-18.907
[7] Civ. 3e, 26 mars 1969, n° 67-12.733
[8] Cass. 3e civ., 25 mai 2011, n° 10-14.875
[9] Civ. 1re, 6 janv. 1969, n° 67-10.401
[10] Com. 24 mai 2017, n° 15-20.213
[11] Com. 29 mai 1972, n° 70-13.104
[12] Com. 4 avr. 1995, n° 92-22.020 ; Com. 19 déc. 2006, n° 05-10.198
[13] Depuis la réforme du droit des contrats en 2016, le concept d’« erreur sur la substance » est remplacé par celui d’« erreur sur les qualités essentielles ».
[14] Com. 12 nov. 1962, Bull. civ. n° 444
[15] Com. 4 févr. 2004, n° 01-13.516
[16] Loi n° 2019-744 de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés, art. 37
[17] Com. 3 mai 2012, n° 11-12.717