La consécration par la juridiction suprême du principe de l’Estoppel
Par arrêt du 20 septembre 2011, la chambre commerciale de la Cour de cassation a élevé au rang de principe général du droit l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, et condamné à ce titre, des comportements procéduraux contradictoires, ce qui suscite depuis lors, une vive réaction de la doctrine[1].
L’estoppel, tel qu’appliqué en France, interdit à celui qui adopte un comportement déterminé, du fait de ses actions ou inactions, d’adhérer ultérieurement à une position contradictoire préjudiciable. Principe largement appliqué dans les systèmes de common law dont il est originaire, l’estoppel, qui certes inspirait jusqu’alors assez fréquemment la jurisprudence française, n’avait toutefois jamais été érigé au rang de principe. C’est désormais chose faite depuis l’arrêt du 20 septembre 2011 de la Cour de cassation qui, au seul visa du principe d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, a accueilli favorablement un moyen de cassation.
En l’espèce, une société A a agi en contrefaçon contre une société B. Déboutée en première instance, la société A a interjeté appel devant la Cour d’Appel de Lyon contre la société B qui avait précédemment été absorbée par une société C.
L’appel dirigé contre la société B était donc « théoriquement » irrecevable, à défaut de personnalité morale de cette dernière. L’appel aurait dû être dirigé contre la société C.
Néanmoins, l’irrégularité n’ayant pas été dénoncée par la société B devant la Cour d’Appel de Lyon, celle-ci ne l’a pas relevée et a partiellement infirmé le jugement de première instance.
Sur pourvoi formé par la société C, la Cour de cassation a censuré l’arrêt de la Cour d’Appel de Lyon et renvoyé les parties devant la Cour d’Appel de Paris.
Devant la Cour d’Appel de Paris, la société C a soulevé, pour la première fois, l’irrecevabilité des demandes dirigées à l’encontre de la société B devant la Cour d’Appel de Lyon, invoquant le défaut de personnalité juridique de la société B.
La Cour d’Appel de Paris a sanctionné l’irrégularité ainsi dénoncée, rappelant qu’on ne pouvait agir en justice contre une entité dépourvue de la personnalité juridique, précisant que l’irrégularité trouvait sa source dans un défaut de vigilance de la société A.
Au visa du principe de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, la Cour de cassation a, dans son arrêt du 20 septembre 2011, censuré l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris en énonçant que :
« la société (C) qui avait elle-même formé et instruit le pourvoi contre l’arrêt du 15 décembre 2005 ayant abouti à la cassation partielle de cet arrêt, ne pouvait, sans se contredire au détriment de la société (A), se prévaloir devant la cour de renvoi de la circonstance qu’elle aurait été dépourvue de personnalité juridique lors des instances ayant conduit à ces décisions ».
La Cour de cassation normalise ainsi l’estoppel ou encore principe dit de cohérence pour lui donner force et autorité et apporter un fondement normatif à un édifice jurisprudentiel bien établi.
On rappellera en effet que le principe d’estoppel a maintes fois été appliqué :
- En matière d’arbitrage pour refuser à une partie la possibilité d’invoquer puis de rejeter l’application d’une clause compromissoire[2] ;
- En droit des sociétés pour annuler, sur le fondement de l’abus de majorité, la délibération d’assemblée générale décidant l’augmentation des rémunérations des dirigeants, prise en contradiction avec la résolution simultanée décidant de la réduction des charges et notamment de la rupture de la période d’essai d’un salarié[3] ;
- En droit de la distribution pour interdire à un concédant la fixation unilatérale de conditions de vente contraignantes pour ses concessionnaires sans s’imposer les mêmes contraintes[4] ;
- En droit de la consommation pour refuser la protection du droit de la consommation à celui qui s’est présenté comme un professionnel averti[5] ;
- En droit des assurances pour sanctionner le comportement d’une compagnie d’assurance qui, après s’être prévalue de la nature décennale des désordres pour exiger des primes majorées, refusait à son assuré le bénéfice de la garantie décennale et invoquait l’application d’un autre type de garantie, moins favorable[6].
Le champ d’application de ce principe étant d’ores et déjà très large, et parfois critiquable, son élévation au rang de principe général du droit et son application en droit processuel attisent la doctrine[7].
On peut craindre en effet, les risques d’une application trop rigoureuse du principe de cohérence en droit processuel qui priverait le plaideur de la possibilité de modifier sa stratégie procédurale ou tout simplement du droit de se tromper.
Or, n’est-il pas de l’essence même des droits de la défense de pouvoir adopter des comportements procéduraux contradictoires ?
Par ailleurs, on peut s’interroger sur la nécessité de consacrer un principe, aux contours incertains, source d’insécurité juridique, tandis que l’application d’autres principes de droit français semble suffire à sanctionner les contradictions préjudiciables.
On pensera notamment, en droit processuel, au principe de concentration des moyens, à l’interdiction des demandes nouvelles en cause d’appel que l’évolution du litige ne saurait justifier.
En droit des obligations, les principes d’abus de droit, d’exécution de bonne foi des contrats, la sanction du comportement dolosif, l’adage selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, sont autant de principes qui permettent de sanctionner les comportements incompatibles aux conséquences néfastes.
Si les juges doivent certes se soucier des conséquences préjudiciables de l’incohérence des comportements processuels, contractuels ou sociétaires – et l’avancée jurisprudentielle à cet égard est louable – ils ne peuvent toutefois juger en équité en s’adonnant à des considérations subjectives sources d’insécurité juridique.
Méfiance et vigilance quant à la jurisprudence à venir, semblent donc être de mise.
[1] Cass. com. 20 septembre 2011, n°10-22888
[2] Cass. 1re civ. 6 juill. 2005, n°01-15.912 ; Cass. civ 1, 26 octobre 2011, n°10-17.708 pour une application récente
[3] CA Paris, 24 mai 2011, n°10/09266
[4] Cass, com, 15 janvier 2002, RTD civ 2002. 294
[5] Cass, com, 3 mai 1994, n°92-17273
[6] Cass, 3e civ., 28 janvier 2009, RDC 2009, p.999
[7] Les deux visages de la contradiction, Procédures n°12, Décembre 2011, repère 11 – Hervé Croze ; La consécration de l’interdiction de se contredire, Semaine juridique Edition Générale n°46, 14 novembre 2011, 1250, note Dimitri Houtcieff