Le filtrage des investissements directs étrangers par l’Union européenne
Le 10 avril 2019 est entré en vigueur le règlement (UE) 2019/452 du Parlement Européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE) dans l’Union européenne. Il entrera en application à partir du 11 octobre 2020.
Objectif de cette nouvelle réglementation : mettre en place des mécanismes de coopération entre Etats membres ainsi qu’avec la Commission européenne pour contrôler les investissements directs étrangers liés à des secteurs européens sensibles.
Les investissements directs étrangers dans l’Union européenne
Avant tout, qu’est-ce qu’un investissement direct étranger (IDE) ? Selon le ministère de l’économie et des finances, il s’agit d’un investissement par lequel des entités résidentes d’une économie acquièrent ou ont acquis un intérêt durable dans une entité résidente d’une économie étrangère. Par convention, on considère qu’il y a un intérêt durable lorsqu’une entreprise détient au moins 10% du capital ou des droits de vote d’une entreprise résidente d’un pays autre que le sien.[1]
L’Union européenne est la zone la plus attractive du monde en termes d’IDE : en 2017, ils représentaient 6.295 milliards d’euros. Les IDE ont ainsi un impact économique significatif et l’Union européenne reste soucieuse de maintenir son attractivité.
Néanmoins, face à la multiplication des IDE dans des secteurs stratégiques, notamment par la Chine, la Russie et le Brésil, l’Union européenne, qui disposait jusqu’à présent d’un des régimes d’investissement les plus ouverts au monde selon l’OCDE, a décidé de poser un cadre commun de contrôle et de filtrage pour protéger ses actifs stratégiques et assurer la sécurité et l’ordre public.
Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, déclarait ainsi en 2018 :
« L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques, et c’est exactement ce que ce nouveau cadre nous permettra de faire. Voilà ce que je veux dire lorsque je déclare que nous ne sommes pas des partisans naïfs du libre-échange. Un examen approfondi est nécessaire avant toute acquisition par des entreprises étrangères qui ciblent des actifs stratégiques européens. »
Les IDE ont été intégrés à la politique commerciale commune de l’Union européenne par le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007. Le nouveau règlement est établi en application de l’alinéa 2 de l’article 207 Du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui prévoit : « Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures définissant le cadre dans lequel est mise en œuvre la politique commerciale commune ».
Que contient ce nouveau règlement ?
Le critère fondamental de filtrage établi par ce règlement repose sur le risque d’atteinte à la sécurité ou à l’ordre public d’un IDE. L’article 4 liste précisément les facteurs susceptibles d’être pris en considération comme constitutifs d’atteintes :
« 1. Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission peuvent prendre en considération ses effets potentiels, entre autres, sur:
a) les infrastructures critiques, qu’elles soient physiques ou virtuelles, y compris les infrastructures concernant l’énergie, les transports, l’eau, la santé, les communications, les médias, le traitement ou le stockage de données, l’aérospatiale, la défense, les infrastructures électorales ou financières et les installations sensibles ainsi que les terrains et les biens immobiliers essentiels pour l’utilisation desdites infrastructures ;
b) les technologies critiques et les biens à double usage au sens de l’article 2, point 1), du règlement (CE) no 428/2009 du Conseil ( 15), y compris les technologies concernant l’intelligence artificielle, la robotique, les semi-conducteurs, la cybersécurité, l’aérospatiale, la défense, le stockage de l’énergie, les technologies quantiques et nucléaires, ainsi que les nanotechnologies et les biotechnologies;
c) l’approvisionnement en intrants essentiels, y compris l’énergie ou les matières premières, ainsi que la sécurité alimentaire;
d) l’accès à des informations sensibles, y compris des données à caractère personnel, ou la capacité de contrôler de telles informations ; ou
e) la liberté et le pluralisme des médias.
Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission peuvent aussi prendre en compte, en particulier :
a) le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement, y compris des organismes publics ou les forces armées, d’un pays tiers, notamment à travers la structure de propriété ou un appui financier significatif ;
b) le fait que l’investisseur étranger ait déjà participé à des activités portant atteinte à la sécurité ou à l’ordre public dans un État membre ; ou
c) le fait qu’il existe un risque grave que l’investisseur étranger exerce des activités illégales ou criminelles. »
Les secteurs économiques stratégiques sont visés : les hautes technologies (dont l’intelligence artificielle et la robotique), l’énergie et la défense. Une attention particulière est également accordée aux droits fondamentaux, notamment la protection des données personnelles ou encore la liberté et le pluralisme des médias. Une vigilance accrue est recommandée en cas de contrôle direct ou indirect de l’investisseur étranger par le gouvernement d’un pays tiers.
Selon son article 8, le règlement protège en outre spécifiquement des projets ou programmes présentant un intérêt pour l’Union, notamment Galileo (pour la mise en place des systèmes européens de radionavigation par satellite), Horizon 2020 (pour l’innovation dans les haute technologies) ou encore les réseaux transeuropéens de transport (RTE-T) et d’énergie (RT-E).[2]
Ensuite, le mécanisme de coopération mis en place repose sur les méthodes de filtrages internes des Etats-Membres, lorsqu’elles existent. A l’heure actuelle, 14 Etats membres ont mis en place des dispositifs en ce sens : l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, l’Espagne et le Royaume-Uni.
L’article 6 du règlement prévoit ainsi que :
- Chaque Etat membre doit notifier aux autres Etats membres et à la Commission tout IDE sur son territoire faisant l’objet d’un filtrage ;
- Les autres Etat membres peuvent alors adresser leurs commentaires sur cet IDE à l’Etat concerné, commentaires qu’ils transmettent également à la Commission ;
- La Commission peut émettre un avis sur l’IDE concerné, après en avoir été notifiée ou après avoir reçu les commentaires des autres Etats membres. Ces avis peuvent être rendus à l’initiative propre de la Commission ou sur demande des Etats membres ;
- Les autres Etats membres et la Commission peuvent solliciter des informations supplémentaires à l’Etat membre sur le territoire duquel l’IDE est envisagé ;
- L’Etat membre procédant au filtrage doit tenir compte des commentaires et avis émis. Il reste cependant libre de prendre la décision de filtrage finale.
Le règlement n’impose en effet pas de cadre contraignant puisque les Etats membres resteront libres de leurs décisions finales : « Aucune disposition du présent règlement ne restreint le droit de chaque Etat membre de décider de filtrer ou non un investissement direct étranger dans le cadre du présent règlement » (article 1.3 du règlement).
Les délais prévus sont restreints : 35 jours pour présenter avis et commentaires suite à la notification d’un IDE, 20 jours après réception d’informations supplémentaires.
Par ailleurs, tout Etat membre peut également présenter des commentaires et la Commission émettre un avis pour tout IDE qu’ils considèrent susceptible de porter atteinte à la sécurité et à l’ordre public même si cet investissement ne fait pas l’objet d’un filtrage par l’Etat membre sur le territoire duquel il est envisagé[3].
Le contenu des informations transmises entre les Etats membres, ainsi qu’avec la Commission, est précisé à l’article 9, et comprend :
« a) la structure de propriété de l’investisseur étranger et de l’entreprise dans laquelle l’investissement direct étranger est prévu ou a été réalisé, y compris des informations sur l’investisseur ultime et la participation au capital;
b) la valeur approximative de l’investissement direct étranger ;
c) les produits, les services et les opérations commerciales de l’investisseur étranger et de l’entreprise dans laquelle l’investissement direct étranger est prévu ou a été réalisé ;
d) les États membres dans lesquels l’investisseur étranger et l’entreprise dans laquelle l’investissement direct étranger est prévu ou a été réalisé mènent des activités commerciales pertinentes ;
e) le financement de l’investissement et sa source, sur la base des meilleures informations dont dispose l’État membre ;
f) la date à laquelle l’investissement direct étranger est prévu ou a été réalisé. »
L’amplitude des informations transmises permet ainsi aux autres États membres et à la Commission d’apprécier concrètement l’IDE envisagé et ses effet potentiels.
Et en France ?
La France a activement participé aux négociations de ce règlement européen. A l’échelle nationale, plusieurs mesures sont également venues préciser et enrichir le cadre du contrôle des investissements étrangers.
En France, le mécanisme de filtrage des IDE repose sur une procédure d’autorisation préalable auprès du ministre de l’Economie dont les modalités sont précisées à l’article L151-3 du Code monétaire et financier :
« I. – Sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie les investissements étrangers dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève de l’un des domaines suivants :
a) Activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ;
b) Activités de recherche, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives. »
Un décret du 29 novembre 2018[4], entré en vigueur le 1er janvier 2019, est venu accroître le champ du contrôle des investissements soumis à autorisation préalable, qui comprend désormais l’aérospatial, la protection civile, les activités de recherche et développement en matière de cybersécurité, d’intelligence artificielle, de robotique, de fabrication additive, de semi-conducteurs ou encore l’hébergements de certaines données sensibles. Ce décret prévoit également que la demande d’autorisation préalable peut désormais être faite non plus seulement par l’investisseur étranger mais également par les entreprises faisant l’objet du projet d’investissement, ce qui constitue une simplification notable.
Surtout, la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE) publiée au Journal officiel du 23 mai 2019 est venue remodeler et enrichir la procédure d’autorisation préalable française.
Elle accroit en particulier les pouvoirs du ministre de l’économie, en lui accordant des pouvoirs étendus d’injonction, détaillés au nouvel article L151-3-1 du Code monétaire et financier :
« I.- Si un investissement étranger a été réalisé sans autorisation préalable, le ministre chargé de l’économie prend une ou plusieurs des mesures suivantes :
1° Injonction à l’investisseur de déposer une demande d’autorisation ;
2° Injonction à l’investisseur de rétablir à ses frais la situation antérieure ;
3° Injonction à l’investisseur de modifier l’investissement.
Les injonctions mentionnées aux 1° à 3° peuvent être assorties d’une astreinte. L’injonction précise le montant et la date d’effet de cette astreinte. Un décret en Conseil d’Etat fixe le montant journalier maximal de l’astreinte et les modalités selon lesquelles, en cas d’inexécution totale ou partielle ou de retard d’exécution, il est procédé à sa liquidation. »
Le ministre peut également, si la protection des intérêts nationaux le justifie, prendre les mesures conservatoires nécessaires.
La loi PACTE prévoit aussi un nouveau dispositif de sanctions pécuniaires[5], applicable aux quatre manquements suivants :
- Réalisation d’un investissement sans autorisation préalable ;
- Obtention par fraude d’une autorisation préalable ;
- Méconnaissance des prescriptions de l’article L151-3 ;
- Inexécution totale ou partielle des décisions ou injonctions prises sur le fondement de l’article L151-3-1.
Le montant de la sanction est plafonné à la plus élevée des sommes suivantes :
- Le double du montant de l’investissement irrégulier ;
- 10% du chiffre d’affaires annuel hors taxes de l’entreprise faisant l’objet de l’investissement ;
- Cinq millions d’euros pour les personnes morales ;
- Un million d’euros pour les personnes physiques.
Le renforcement du contrôle des investissements directs étrangers est ainsi une tendance de fond, au plan national comme européen. Quoi qu’il en soit, il faudra attendre le 11 octobre 2020, date d’application du règlement (UE) 2019/452 pour apprécier l’efficacité du nouveau mécanisme de coopération entre les Etats membres.
[1] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/8235_les-investissements-directs-a-l-etranger-ide
[2] La liste complète des projets ou programmes présentant un intérêt pour l’Union figure en annexe du règlement.
[3] Article 7 du règlement
[4] Décret n°2018-1057 du 29 novembre 2018 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable
[5] Article L151-3-2 du Code monétaire et financier