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Publié le 29 octobre 2015 par Laure Marolleau

Les clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques : où en est la Cour de cassation ?

Les clauses attributives de juridiction unilatérales (ou asymétriques) peuvent varier dans leur forme et dans leur nature. Cependant, ces clauses prévoient toutes une option au bénéfice d’une seule partie l’autorisant à choisir la juridiction compétente pour résoudre un litige.

La validité de telles clauses attributives de juridiction unilatérales a été remise en question par un certain nombre de juridictions, à commencer par la Cour de cassation. Dans un arrêt eBizcuss en date du 7 octobre 2015[1], la Cour a répondu à la question de savoir si une clause attributive de juridiction peut permettre à l’une des parties de saisir une juridiction autre que celle qu’elle désigne par ailleurs ?

La société eBizcuss, revendeur agréé pour les produits de marque Apple, avait conclu un contrat avec la société Apple Sales International comportant la clause attributive de juridiction suivante : « Le présent Contrat et les relations en découlant entre les parties seront régis par et interprétés conformément au droit de la République d’Irlande et les parties se soumettent à la compétence des tribunaux de la République d’Irlande. Apple se réserve le droit d’engager des poursuites à l’encontre du Revendeur devant les tribunaux dans le ressort duquel est situé le siège du Revendeur ou dans tout pays dans lequel Apple subit un préjudice ».

Invoquant des abus de position dominante, des abus de dépendance économique et des faits de concurrence déloyale, sur le fondement des articles 1382 du Code civil, L. 420-2 du Code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, elle a assigné les sociétés Apple Sales International, Apple Inc et Apple Retail France devant le Tribunal de commerce afin d’obtenir la réparation des préjudices en résultant.

Les sociétés Apple invoquant la clause attributive de juridiction précitée afin de voir constatée l’incompétence de la juridiction française, la question de la validité d’une telle clause imposant à une partie de saisir une juridiction et offrant une option de compétence à l’autre se posait.

On rappellera qu’une telle clause est soumise à l’article 23 du Règlement européen n°44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (Règlement dit « Bruxelles I »), et non au droit français. Le paragraphe 1 de cet article 23 prévoit notamment que « Si les parties, dont l’une au moins a son domicile sur le territoire d’un État membre, sont convenues d’un tribunal ou de tribunaux d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet État membre sont compétents. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties.»

Sans visa, la Cour de cassation approuve la Cour d’appel qui, ayant relevé que «  la clause d’élection de for imposait à la société eBizcuss d’agir devant les juridictions irlandaises tandis qu’était réservée à son cocontractant, de manière optionnelle, la faculté de saisir une autre juridiction », a jugé que « cette clause, qui permettait d’identifier les juridictions éventuellement amenées à se saisir d’un litige opposant les parties à l’occasion de l’exécution ou de l’interprétation du contrat, répondait à l’impératif de prévisibilité auquel doivent satisfaire les clauses d’élection de for ».

Si la conclusion de la Cour semble s’imposer, la clause est valable car elle permet d’identifier la ou les juridiction(s) compétentes, son raisonnement est moins convaincant.

Alors qu’elle définit dans un premier temps la clause par l’asymétrie qui la caractérise (une partie s’engage à ne saisir qu’une juridiction tandis que l’autre se réserve le droit d’en saisir d’autres), elle ne semble retenir que la seule prévisibilité du choix des juridictions compétentes par la partie bénéficiaire de l’option pour apprécier la validité de la clause.

On se souviendra de l’arrêt Banque Edmond de Rothschild[2] dans lequel la Cour avait marqué pour la première fois sa méfiance à l’égard des clauses attributives de juridiction dans les contrats internationaux, lesquelles sont souvent unilatérales.

Dans cette affaire Banque Edmond de Rothschild, la clause d’un contrat entre un emprunteur et une banque ne liait que l’emprunteur tenu de saisir les juridictions luxembourgeoises, la banque se réservant le droit de saisir « tout autre tribunal compétent ».

La Cour l’avait jugée « contraire à l’objet et à la finalité de la prorogation de compétence ouverte par l’article 23 du Règlement Bruxelles I » en raison de son « caractère potestatif ».

Cette décision reste très controversée. Le Règlement Bruxelles I est censé s’appliquer uniformément dans tous les Etats membres de l’Union européenne et seule la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est compétente pour interpréter ses dispositions en se référant à des concepts autonomes du droit de l’Union européenne.

Or, au mépris de ces principes fondamentaux de l’ordre juridique européen, la Cour de cassation s’est méprise sur l’objet et la finalité de l’article 23 en se fondant sur un concept français, la potestativité, qui ne concerne pas la compétence juridictionnelle. Le caractère « potestatif » s’entend en effet d’une condition à laquelle est soumise une obligation (l’obligation est subordonnée au fait que l’une des parties accomplisse tel acte).[3]

Cette décision est apparue d’autant plus regrettable que le Règlement Bruxelles I a été adopté au motif notamment que « Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité » et que « l’autonomie des parties à un contrat (…) doit être respectée sous réserve des fors de compétence exclusifs prévus dans le présent règlement ».[4]

Quelques années plus tard, la Cour a de nouveau écarté dans l’arrêt Danne Holding[5] une clause attributive de juridiction unilatérale similaire à celle de l’affaire Banque Edmond de Rothschild. Elle a jugé contraire à l’objectif de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivi par l’article 23 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007[6] (dont les termes sont identiques à ceux de l’article 23 du Règlement Bruxelles I) la clause qui, donnant compétence aux tribunaux de Zurich, réservait à l’une des parties le droit d’agir devant « tout autre tribunal compétent » sans préciser « sur quels éléments objectifs cette compétence alternative était fondée ».

Elle a abandonné le concept français de « potestativité »  au profit de celui d’ « éléments objectifs » précisément utilisé par la Cour de justice de l’Union européenne.

Interrogée sur ce qu’il fallait entendre par les termes « sont convenues » de l’article 23, la CJUE a en effet précisé que cet article « n’exige pas qu’une clause attributive de juridiction soit formulée de telle façon qu’il soit possible d’identifier la juridiction compétente par son seul libellé » mais seulement qu’elle « identifie les éléments objectifs sur lesquels les parties se sont mises d’accord pour choisir le tribunal ou les tribunaux auxquels elles entendent soumettre leurs différends nés ou à naître », ces éléments dits objectifs « d(e)v(a)nt être suffisamment précis pour permettre au juge saisi de déterminer s’il est compétent, et p(o)uv(a)nt être concrétisés, le cas échéant, par les circonstances propres à la situation de l’espèce. »[7]

La portée de cet arrêt sur la validité, de principe ou au cas par cas, des clauses attributives de juridiction unilatérales, demeurait incertaine.

C’est dans ce contexte que la Cour a rendu sa décision Ebizcuss. Faut-il comprendre de cette décision que seule une clause dont la rédaction permet l’identification, à partir d’éléments objectifs, des juridictions éventuellement amenées à être saisies d’un litige est de nature à répondre à l’impératif de prévisibilité, et donc valable ? On est tenté de répondre par la positive, sans toutefois être affirmatif. Si seule compte la détermination de la ou les juridiction(s) potentiellement compétentes, pourquoi la Cour a-t-elle pris le soin de caractériser au préalable la clause comme celle offrant une faculté de choix à l’une des parties ?

Le rédacteur d’une clause attributive de juridiction est donc averti. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation, il est préférable de ne recourir à une clause attributive de juridiction unilatérale que lorsque celle-ci est absolument nécessaire. D’autres options que l’asymétrie peuvent d’ailleurs être envisagées lors de la rédaction d’une clause attributive de juridiction.

Reste à voir comment évoluera la jurisprudence de la Cour de cassation en présence du nouveau Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (Règlement dit « Bruxelles bis »[8]) applicable aux actions judiciaires intentées depuis le 10 janvier 2015. Ce Règlement prévoit en effet que « Si les parties (…) sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre (…), ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre », ce que ne prévoit précisément pas le Règlement Bruxelles I. La Cour de cassation serait ainsi toute légitime à déclarer une clause attributive de juridiction unilatérale invalide au regard du droit français. 

A noter enfin que si la clause qui désignait précisément la juridiction du lieu du siège du revendeur agréé ou la juridiction du lieu où le préjudice est subi est considérée comme répondant à l’objectif de prévisibilité, elle n’est pas considérée applicable dans l’affaire eBizcuss. La Cour de cassation a appliqué la solution dégagée par la CJUE dans son arrêt récent Cartel Damages Claims : en matière de pratiques anticoncurrentielles, une clause attributive de juridiction est applicable à la condition qu’elle se réfère aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence.[9] Or, la clause en l’espèce était applicable de façon générale à tout litige né de l’exécution du contrat.

 

[1] Civ. 1ère, 7 octobre 2015, n°14-16898.

[2] Civ. 1ère, 26 septembre 2012, n°11-26022.

[3] Article 1170 du Code civil : « La condition potestative est celle qui fait dépendre l’exécution de la convention d’un événement qu’il est au pouvoir de l’une ou de l’autre des parties contractantes de faire arriver ou d’empêcher ».

[4] Considérants 11 et 14 du Règlement Bruxelles I.

[5] Civ. 1ère, 25 mars 2015, n°13-27264.

[6] Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale entre les Etats membres de l’Union européenne et la Suisse, la Norvège et l’Islande, en date du 30 octobre 2007

[7] CJCE, 9 novembre 2000, Coreck Maritime, C-387/98.

[8] Cf. notre article intitulé Refonte du règlement européen « Bruxelles I » publié sur notre Blog en décembre 2012 : https://www.soulier-avocats.com/blog/refonte-du-reglement-europeen-bruxelles-i/.

[9] CJUE, 21 mai 2015, Cartel Damages Claims, C-352/13.