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Publié le 15 mai 2025 par Paul tournier

L’expertise judiciaire en droit des affaires : fondements et principes

Du fabricant de machines sophistiquées mondialement connu à l’entreprise modeste qui fait installer un système de climatisation dans ses locaux par un prestataire, toute société peut se trouver un jour confrontée à un litige présentant des considérations techniques complexes, nécessitant la tenue d’une expertise judiciaire.

Ces mesures d’instruction spécifiques sont quasiment inévitables dans ce type de contentieux.

Les entreprises doivent donc comprendre les rouages des expertises judiciaires afin de s’assurer qu’elles soient menées dans des conditions garantissant le respect de leurs droits.

1. L’expertise judiciaire : dans quel contexte ?

Lorsque le juge ne dispose pas des informations techniques nécessaires pour trancher un litige en pleine connaissance de cause, il peut désigner un sachant spécialiste du domaine concerné inscrit sur une liste dressée par une Cour d’appel ou la Cour de cassation, et lui confier une mission destinée à l’éclairer sur ces aspects techniques.

L’expertise judiciaire aidera ainsi le juge à se prononcer sur l’imputabilité des fautes aux parties au litige, à définir les parts de responsabilité de chacune de ces parties et/ou à chiffrer les dommages subis par la victime présumée.

On doit toutefois préciser qu’il ne peut ordonner la tenue d’une expertise que lorsqu’il estime que celle-ci est indispensable pour obtenir les informations techniques dont il n’a pas connaissance[1].

Ces mesures d’instruction sont d’une importance capitale pour les parties, puisque le juge saisi du litige s’appuiera nécessairement sur les rapports de l’expert qu’il a mandaté pour rendre sa décision, même si, juridiquement, il n’en a pas l’obligation formelle[2].

Afin de mieux comprendre les situations où les expertises judiciaires sont nécessaires, considérons l’hypothèse classique d’une entreprise du secteur de la grande distribution qui aurait commandé l’installation d’une chambre froide pour l’entreposage de ses denrées périssables et qui, au bout d’un certain temps, s’apercevrait du dysfonctionnement de cette installation. L’entreprise victime souhaiterait alors en obtenir le remplacement ou son remboursement et éventuellement solliciter des dommages et intérêts pour les préjudices subis en conséquence de la défaillance du matériel.

Se poserait alors la question de la responsabilité quant au dysfonctionnement de la chambre froide.

Incombe-t-elle à l’installateur de la machine qui aurait commis des fautes lors de sa mise en place, au fabricant de la machine qui aurait fourni un produit défectueux, à la société chargée de l’entretien et de la maintenance qui n’aurait pas respecté certaines précautions essentielles communiquées par le fabricant ? La défaillance provient-elle d’un élément extérieur (circuit électrique endommagé par exemple) ? Pourrait-il s’agir de manquements de plusieurs des intervenants sur la machine ? Dans ce cas, dans quelle proportion chacun d’entre eux serait-il responsable ?

C’est pour répondre à toutes ces questions purement factuelles, qui nécessitent un savoir et des compétences techniques bien particulières, que le juge peut avoir recours à l’expertise judiciaire.

2. Le cadre de l’expertise judiciaire : les principes directeurs

Afin de garantir aux parties le droit à un procès équitable[3], les expertises judiciaires sont soumises à un encadrement législatif stricte, qui s’explique par leur rôle majeur dans l’issue des litiges où elles sont diligentées.

Tour d’horizon des principes directeurs majeurs qui régissent ces mesures d’instruction.

a) L’obligation pour l’expert d’accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité

Ce principe résulte de l’article 237 du Code de procédure civile[4].

L’obligation d’accomplir sa mission avec conscience signifie que l’expert doit faire preuve de sérieux dans la conduite de sa mission. Il doit l’exercer avec honnêteté, probité et sens des responsabilités, et ainsi se montrer à la hauteur de la confiance placée en lui par le juge (et, par prolongement, par la justice française).

Le devoir d’objectivité découle directement de l’accomplissement par l’expert de sa mission avec conscience : il doit effectuer ses opérations d’expertise et les présenter de manière fidèle et objective.

L’impartialité suppose quant à elle que l’expert s’impose une stricte neutralité, en s’interdisant de tenir compte de l’inclinaison ou de la réserve qu’il peut éprouver à l’égard d’une des parties. Il doit être libre de tout parti pris ou préjugé susceptible d’influencer ses conclusions. L’impartialité implique que les relations entre l’expert et les parties ne donnent pas lieu à un doute légitime sur sa neutralité.

L’obligation d’accomplissement de la mission avec conscience, objectivité et impartialité est renforcée par le fait que tout technicien inscrit sur les listes d’expert établies par les cours d’appel ou la Cour de cassation doit prêter serment d’accomplir sa mission et de faire ses rapports avec conscience et honneur[5].

b) L’obligation d’indépendance de l’expert

L’indépendance relève de l’absence de liens économiques, juridiques ou financiers[6] avec les parties susceptibles d’influencer l’expert.  Il ne doit ainsi exister aucun lien entre l’expert et les parties au litige qui serait susceptible d’affecter son objectivité.

Plus précisément, l’indépendance est une condition préalable à l’exercice de la mission d’expertise, imposant à l’expert de ne pas être soumis à des influences extérieures qui pourraient biaiser son jugement.

L’indépendance de l’expert judiciaire, qui s’applique non seulement vis-à-vis des parties, mais aussi à l’égard du juge lui-même et de tout tiers impliqué dans la procédure, découle directement du principe général de l’indépendance de la justice. L’expert judiciaire est en effet l’auxiliaire du juge, en ce qu’il est désigné par ce dernier par une décision de justice qui lui confie le soin de l’éclairer sur des éléments de fait. 

Toute situation susceptible de créer un conflit d’intérêts doit être déclarée avant le début des opérations. Dans un tel cas, le technicien peut être récusé par le juge[7].

Il découle enfin de l’indépendance de l’expert que celui-ci est libre de conduire sa mission de la façon qui lui semble la plus adaptée, sous réserve du respect des principes directeurs de l’expertise qui s’imposent à lui. Il est par ailleurs libre du contenu de son rapport et du sens de ses conclusions.

c) L’obligation d’accomplir personnellement sa mission

Cette obligation est prévue par l’article 233 du Code de procédure civile[8].

Le juge désigne le technicien pour l’accomplissement de sa mission en considération de sa personne et des compétences spécifiques qu’il détient. Celui-ci est donc tenu d’accomplir personnellement la mission confiée, sans pouvoir la déléguer à des tiers.

D’après la jurisprudence, le devoir d’accomplissement personnel de sa mission par l’expert implique que celui-ci ne saurait se borner, pour établir ses conclusions, à renvoyer les parties à la lecture d’une analyse réalisée par un tiers[9].

Il a également été logiquement considéré par la Cour de cassation que les réunions tenues par le conjoint de l’expert en son absence sont irrégulières[10].

De même, si l’expert a la possibilité de déléguer à un collaborateur la réalisation de tâches purement matérielles (à condition que ce dernier présente des garanties nécessaires)[11], il n’est cependant pas autorisé à lui confier les actes d’exécution à caractère technique inhérents à sa mission, en l’absence de toute direction, contrôle ou surveillance de sa part[12].

Par ailleurs, dans la mesure où l’expert est désigné pour ses compétences dans un domaine technique déterminé, il ne peut valablement « sous-traiter », même partiellement, l’accomplissement de ses opérations à un autre technicien[13].

En revanche, il est admis que l’expert fasse appel à un autre technicien plus qualifié, appelé « sapiteur »[14], lorsqu’il fait face à une question technique qui n’entre pas dans le champ de sa propre spécialité.

d) L’obligation de célérité : le respect des délais fixés par le juge

L’expert judiciaire est tenu de respecter les délais fixés par le juge pour l’accomplissement de sa mission[15].

En cas de difficulté, il doit demander une prorogation du délai initial auprès du juge chargé du contrôle de l’expertise, qui peut l’accorder si l’expert « se heurte à des difficultés qui font obstacle à l’accomplissement de sa mission ou si une extension de celle-ci s’avère nécessaire »[16].

Le non-respect injustifié des délais peut entraîner des sanctions à l’encontre de l’expert, telles qu’une réduction de sa rémunération, son remplacement, une radiation des listes d’experts et/ou une action en responsabilité si son retard a causé un préjudice à l’une des parties.

e) Secret professionnel

L’expert a l’interdiction de divulguer des informations portant atteinte à la vie privée des parties ou à tout intérêt légitime (tel qu’un secret de fabrication ou des documents commerciaux confidentiels) en dehors de l’instance, sauf avec l’autorisation du juge ou le consentement de la partie intéressée[17].

f) L’obligation de rendre compte et de communication du rapport de l’expert aux parties

L’expert doit donner son avis sur tous les points correspondant à la mission qui lui a été confiée par le juge, sans toutefois outrepasser cette mission ni émettre d’avis d’ordre juridique[18].

Cependant le juge peut, à tout moment, modifier la mission confiée au technicien à sa demande ou à celle des parties, et est paradoxalement autorisé à s’approprier l’avis de l’expert même si celui-ci a excédé les limites de sa mission.

L’expert judiciaire doit obligatoirement remettre son rapport à chacune des parties[19] ainsi qu’à leurs avocats[20].

g) Le respect du principe de la contradiction

Le respect du principe de la contradiction est une exigence essentielle du procès qui doit être strictement appliquée tout au long de l’expertise judicaire.

En effet, l’expert, en sa qualité d’auxiliaire de justice, doit respecter les principes directeurs du procès, en ce compris celui du contradictoire édicté par l’article 16 du Code de procédure civile[21].

Ce principe est souvent considéré comme le pilier du droit à un procès équitable. Il garantit aux parties leur connaissance des arguments de fait et de droit à partir desquels elles seront jugées et le fait qu’elles soient entendues sur ces arguments.

Sur le plan de l’expertise judiciaire, le principe de la contradiction se traduit par l’information des parties de toutes les démarches entreprises par l’expert, leur convocation systématique aux réunions, et par la possibilité pour elles de formuler leurs observations sur le déroulé de l’expertise et sur la réalisation des opérations (les « dires à expert »). L’expert judiciaire est au demeurant tenu de prendre en compte ces observations ou de motiver leur rejet dans son rapport final.

En vertu du principe du contradictoire, le technicien n’est pas autorisé à travailler uniquement sur pièces : il a l’obligation de réaliser ses propres constatations. S’il s’appuie sur des éléments produits par une partie ou qu’il se fonde sur un rapport d’expertise privé, il doit communiquer ces éléments aux autres parties pour qu’elles puissent les apprécier et éventuellement en débattre contradictoirement.

Le technicien est également tenu d’adresser son pré-rapport aux parties avant la transmission de son rapport final, pour leur permettre de formuler leurs potentielles remarques.

Le rapport d’expertise doit enfin être motivé et explicite. Il doit exposer les démarches effectuées, les constatations réalisées et les analyses techniques qui conduisent aux conclusions du technicien. Cette motivation permet aux parties de discuter lesdites conclusions et au juge de se prononcer en connaissance de cause.

3. Sanctions des manquements aux principes directeurs de l’expertise 

Tout manquement à ces obligations peut exposer l’expert à des sanctions disciplinaires ou civiles.

Le juge peut également procéder à son remplacement et/ou réduire sa rémunération.

Surtout, sur le plan procédural, le juge peut prononcer la nullité du rapport du technicien s’il estime que les manquements de l’expert sont susceptibles de causer un grief à la partie qui l’invoque[22]. On doit souligner que toute demande en nullité d’une expertise judiciaire doit être invoquée avant la présentation des autres moyens de défense sur le fond de l’affaire, sous peine d’être écartée[23].

***

Le cabinet Soulier Avocats se tient à votre entière disposition pour vous accompagner tout au long de vos expertises judiciaires, aussi techniques soient-elles, pour assurer votre défense et éventuellement solliciter la nullité des opérations d’expertises réalisées en violation des principes essentiels qui régissent ces mesures d’instruction.


[1] Article 263 du Code de procédure civile : « L’expertise n’a lieu d’être ordonnée que dans le cas où des constatations ou une consultation ne pourraient suffire à éclairer le juge. »

[2] Article 246 du Code de procédure civile : « Le juge n’est pas lié par les constatations ou les conclusions du technicien. »

[3] Le droit à un procès équitable est, entre autres, garanti par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

[4] Article 237 du Code de procédure civile : « Le technicien commis doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité. »

[5] Article 6 de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires : « Lors de leur inscription initiale sur une liste dressée par une cour d’appel, les experts prêtent serment, devant la cour d’appel du lieu où ils demeurent, d’accomplir leur mission, de faire leur rapport et de donner leur avis en leur honneur et conscience. Le serment doit être renouvelé en cas de nouvelle inscription après radiation. Les experts ne figurant sur aucune des listes prêtent, chaque fois qu’ils sont commis, le serment prévu au premier alinéa. »

[6] Article 248 du Code de procédure civile : « Il est interdit au technicien de recevoir directement d’une partie, sous quelque forme que ce soit, une rémunération même à titre de remboursement de débours, si ce n’est sur décision du juge. »

[7] Article 234 du Code de procédure civile : « Les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. S’il s’agit d’une personne morale, la récusation peut viser tant la personne morale elle-même que la ou les personnes physiques agréées par le juge. La partie qui entend récuser le technicien doit le faire devant le juge qui l’a commis ou devant le juge chargé du contrôle avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation. Si le technicien s’estime récusable, il doit immédiatement le déclarer au juge qui l’a commis ou au juge chargé du contrôle. »

[8] Article 233 du Code de procédure civile : « Le technicien, investi de ses pouvoirs par le juge en raison de sa qualification, doit remplir personnellement la mission qui lui est confiée. Si le technicien désigné est une personne morale, son représentant légal soumet à l’agrément du juge le nom de la ou des personnes physiques qui assureront, au sein de celle-ci et en son nom l’exécution de la mesure. »

[9] Civ. 2ème, 11 janvier 1995, n°93-14.697

[10] Civ. 2ème, 27 avril 2000, n°98-13.361

[11] Article 278-1 du Code de procédure civile : « L’expert peut se faire assister dans l’accomplissement de sa mission par la personne de son choix qui intervient sous son contrôle et sa responsabilité. »

[12] Civ. 2ème, 10 juin 2004, n°02-15.129

[13] Civ. 3ème, 8 avril 1999, n°96-21.897

[14] Article 278 du Code de procédure civile : « L’expert peut prendre l’initiative de recueillir l’avis d’un autre technicien, mais seulement dans une spécialité distincte de la sienne. »

[15] Article 239 du Code de procédure civile : « Le technicien doit respecter les délais qui lui sont impartis. »

[16] Article 279 du Code de procédure civile : « Si l’expert se heurte à des difficultés qui font obstacle à l’accomplissement de sa mission ou si une extension de celle-ci s’avère nécessaire, il en fait rapport au juge. Celui-ci peut, en se prononçant, proroger le délai dans lequel l’expert doit donner son avis. »

[17] Article 247 du Code de procédure civile : « L’avis du technicien dont la divulgation porterait atteinte à l’intimité de la vie privée ou à tout autre intérêt légitime ne peut être utilisé en dehors de l’instance si ce n’est sur autorisation du juge ou avec le consentement de la partie intéressée. »

[18] Article 238 du Code de procédure civile : « Le technicien doit donner son avis sur les points pour l’examen desquels il a été commis. Il ne peut répondre à d’autres questions, sauf accord écrit des parties. Il ne doit jamais porter d’appréciations d’ordre juridique. »

[19] Article 173 du Code de procédure civile : « Les procès-verbaux, avis ou rapports établis, à l’occasion ou à la suite de l’exécution d’une mesure d’instruction sont adressés ou remis en copie à chacune des parties par le greffier de la juridiction qui les a établis ou par le technicien qui les a rédigés, selon le cas. Mention en est faite sur l’original. »

[20] Civ. 2e, 24 nov. 1999, no 97-10.572

[21] Article 16 du Code de procédure civile : « Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement. Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations. »

[22] Article 175 du Code de procédure civile : « La nullité des décisions et actes d’exécution relatifs aux mesures d’instruction est soumise aux dispositions qui régissent la nullité des actes de procédure. »

[23] Article 112 du Code de procédure civile : « La nullité des actes de procédure peut être invoquée au fur et à mesure de leur accomplissement ; mais elle est couverte si celui qui l’invoque a, postérieurement à l’acte critiqué, fait valoir des défenses au fond ou opposé une fin de non-recevoir sans soulever la nullité. »