menu
Actualités
Publié le 26 juin 2015 par Soulier Avocats

L’information des distributeurs d’un risque de contrefaçon : gare au dénigrement !

Se rend coupable de concurrence déloyale par dénigrement le titulaire de brevets qui envoie aux distributeurs d’un produit protégé une lettre de mise en garde d’un risque de contrefaçon en cas de poursuite de la commercialisation de ce produit.

C’est ce qu’a récemment jugé la Cour de cassation, dans une affaire où la société titulaire des brevets et auteur de la lettre, justifiait avoir agi de la sorte afin de faire respecter ses droits de propriété intellectuelle.

Cet arrêt nous donne l’occasion de revenir sur la notion de dénigrement et les conditions dans lesquelles celui-ci peut être constitué.

Le dénigrement est un acte constitutif de concurrence déloyale qui consiste à jeter le discrédit sur un concurrent, en répandant des informations malveillantes sur les produits, le travail ou la personne de ce concurrent.

Comportement sanctionné sur le fondement de l’article 1382 du Code civil relatif à la responsabilité quasi délictuelle, le dénigrement est une notion essentiellement jurisprudentielle.

Pour qu’il soit établi, le dénigrement implique une diffusion publique de l’information ainsi que l’identification de la victime. Le dénigrement peut être direct ou indirect[1]. En revanche, l’élément intentionnel n’est pas requis[2]. En outre, contrairement à la diffamation, peu importe que les informations divulguées soient exactes ou inexactes[3].

Le dénigrement est souvent invoqué dans le cadre d’actions en contrefaçon.

Ainsi, par le passé, la jurisprudence a déjà qualifié de dénigrement et sanctionné le fait d’avoir fait connaître par courrier électronique et publié sur un site Internet une accusation pour contrefaçon à l’encontre d’un concurrent alors que la justice ne l’avait pas reconnue[4].

En outre, le fait de faire publiquement état d’une procédure judiciaire engagée à l’encontre d’un concurrent peut également être constitutif de dénigrement.

Par exemple, dans une autre espèce opposant des anciens salariés ayant constitué une société concurrente de celle de leur ancien employeur, les juges ont estimé que le fait de dénoncer à la clientèle une action en concurrence déloyale, en faisant état du mandat donné à un avocat pour engager les actions judiciaires appropriées, alors qu’aucune décision de justice n’avait encore été rendue, constituait un acte de dénigrement[5].

Dans l’arrêt commenté, une société avait développé des technologies audio et vidéo utilisées dans les téléviseurs et les décodeurs analogiques et numériques, ayant donné lieu au dépôt de huit brevets européens. Cette société soutenait que des téléviseurs et décodeurs numériques, conçus, fabriqués et commercialisés par un ancien licencié, mettaient en œuvre les inventions protégées par ses brevets. Elle avait alors avisé l’ancien licencié de cette utilisation illicite, ce que celui-ci avait contesté. Alors que les parties étaient en discussion, la société titulaire des brevets avait adressé à des clients de l’ancien licencié une lettre les mettant en garde sur le fait que les téléviseurs numériques pouvaient requérir une licence de huit brevets européens et que certains fournisseurs avaient choisi de ne pas participer au programme de licence, de sorte que la commercialisation de leurs produits dans les pays protégés donnait lieu à des « problèmes juridiques ». La société titulaire des brevets invitait donc les destinataires, à défaut d’obtenir la preuve par leur fournisseur d’un certificat de licence, à cesser la commercialisation de ces produits ou à souscrire une licence directement auprès d’elle.

L’ancien licencié avait alors saisi le juge des référés afin de faire cesser ces actes qu’il qualifiait de concurrence déloyale par dénigrement, constitutifs d’un trouble manifestement illicite au sens de l’article 873 al. 1 du Code de procédure civile.

L’auteur de la lettre justifiait sa démarche en invoquant l’article L. 615-1 al.3 du Code de la propriété intellectuelle, lequel prévoit que « l’offre, la mise dans le commerce, l’utilisation, la détention en vue de l’utilisation ou la mise dans le commerce d’un produit contrefaisant, lorsque ces faits sont commis par une autre personne que le fabricant du produit contrefaisant, n’engagent la responsabilité de leur auteur que si les faits ont été commis en connaissance de cause. »

Le titulaire des brevets estimait donc que l’envoi de cette lettre de mise en garde lui permettait de s’assurer que les distributeurs étaient réellement informés des faits litigieux en vue d’une éventuelle action en contrefaçon à leur encontre.

Statuant en référé, les juges d’appel avaient considéré que cette lettre caractérisait un acte de concurrence déloyale par dénigrement, constitutif d’un trouble manifestement illicite. Ils avaient donc fait interdiction au titulaire des brevets de faire quelque commentaire que ce soit, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, auprès de tout revendeur ou distributeur établi en France ou dans tout pays de l’Union Européenne à propos des téléviseurs commercialisés par l’ancien licencié, sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée et par jour à compter de la signification de l’arrêt, et ce, jusqu’à que ce les droits revendiqués par le titulaire des brevets soient reconnus par l’ancien licencié ou par une décision judiciaire irrévocable[6].

La Cour de cassation a confirmé l’arrêt d’appel[7].

Pour retenir l’existence d’un dénigrement, la Juridiction Suprême a pris en compte les éléments suivants :

  • dans sa lettre, le titulaire des brevets faisait état de ce qu’il estimait être son droit, sans mentionner les contestations élevées par l’ancien licencié,
  • l’envoi de cette lettre ne pouvait être légitimé par l’existence de pièces annexées à ladite lettre (il s’agissait d’un CD-ROM contenant une sélection de brevets essentiels dont était titulaire l’auteur de la lettre, des tableaux de revendications et une documentation montrant la pertinence des brevets au regard des normes utilisées dans les téléviseurs numériques), le titulaire des brevets ne pouvant laisser aux distributeurs le soin de contrôler eux-mêmes le bien-fondé des prétentions, ces derniers, à supposer qu’ils en aient les moyens techniques, n’ayant même pas connaissance des contestations élevées par l’ancien licencié,
  • la lettre, exclusivement centrée sur la question du programme de licences mis en œuvre par le titulaire des brevets, était rédigée en des termes comminatoires, sans explication sur les éléments prétendument constitutifs de l’atteinte alléguée,
  • la lettre ne se limitait donc pas à une simple mise en connaissance de cause des distributeurs sur un risque de contrefaçon de brevets en cas de poursuite de la commercialisation de leurs produits au sens de l’article L. 615-1 al. 3 précité,
  • en conséquence, cette lettre mettait en cause, sans justification, la loyauté de l’ancien licencié et caractérisait un acte de concurrence déloyale par dénigrement constitutif d’un trouble manifestement illicite.

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence existante relative au dénigrement. Le fait d’avoir communiqué aux distributeurs des informations tronquées et orientées de manière à ce que l’ancien licencié apparaisse aux yeux de ces derniers comme étant l’auteur d’actes de contrefaçon, et les laissant penser qu’ils pourraient eux-mêmes être inquiétés à ce titre, alors que l’ancien licencié contestait formellement cette position, et qu’aucune décision de justice reconnaissant des actes de contrefaçon n’avait été rendue, allait au-delà d’une simple information et caractérisait le dénigrement.

Cet arrêt est ainsi l’occasion de rappeler la prudence avec laquelle il convient de faire état auprès de tiers, clients, partenaires, fournisseurs, etc. de litiges avec des partenaires ou anciens partenaires commerciaux et ce, particulièrement tant qu’aucune décision de justice définitive n’a été rendue, la recherche de la protection des droits de propriété intellectuelle et industrielle ne pouvant légitimer tout agissement de la part de leurs titulaires.

[1] Cass. Com., 6 mars 1978, n°76-13306

[2] Cass. Com., 12 mai 2004, n°02-19199

[3] Cass. Com., 24 septembre 2013, n°12-19790

[4] CA Paris, 16 mai 2003, n°2001/21706

[5] Cass. Com., 12 mai 2004, n°02-19199

[6] CA Versailles, 6 novembre 2013, n°12/08367

[7] Cass. Com., 27 mai 2015, n°14-10800