Fusion-absorption : un revirement de jurisprudence en matière de transfert de responsabilité pénale
Aux termes d’un arrêt particulièrement motivé en date du 25 novembre 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation revient sur une jurisprudence constante depuis plus de vingt années en cas de fusion absorption d’une société par une autre : la société absorbante peut désormais, dans certaines conditions, être responsable pénalement pour une infraction commise par la société absorbée avant la fusion, et pour laquelle elle n’avait pas été condamnée.
Un arrêt particulièrement important dès lors que la chambre criminelle, qui assimilait jusqu’alors la disparition d’une personne morale au décès d’une personne physique, décidait que le principe de responsabilité pénale personnelle s’opposait à un tel transfert de responsabilité.
Dans l’affaire à l’origine de ce revirement, une société mise en cause pour des faits de destruction involontaire par incendie avait été absorbée par une autre société à l’occasion d’une opération de fusion, avant d’être convoquée devant la juridiction correctionnelle. La société absorbante, demanderesse au pourvoi, faisait valoir que le principe de personnalité des délits et des peines, posé à l’article 121-1 du Code pénal[1] s’opposait à toute poursuite contre la société absorbante.
Un argument classiquement retenu par la jurisprudence, que la Chambre criminelle écarte en l’espèce dans un arrêt de principe pour désormais considérer que la fusion-absorption, qui a pour effet la transmission universelle de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante, emporte également celle de sa responsabilité pénale.
Compte tenu de l’importance de cet arrêt, la Cour de cassation a pris le soin de motiver précisément les raisons de son revirement.
Jusqu’alors, la Cour de cassation assimilait la dissolution de la personne morale au décès d’une personne physique et jugeait de manière constante que l’article 121-1 du Code pénal, selon lequel nul n’est responsable que de son propre fait, faisait obstacle à ce que la société absorbante puisse être poursuivie pour des faits commis par la société absorbée avant l’opération de fusion.
La Chambre criminelle reconnait à présent que cette position était sans rapport avec la réalité économique et ne tenait pas compte de la spécificité de la personne morale qui peut changer de forme, sans pour autant être liquidée. Elle rappelle en effet que si la fusion-absorption emporte la dissolution de la société absorbée, elle n’entraîne pas sa liquidation. De même le patrimoine (actifs et passifs) de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante. Il en résulte que l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée se poursuit dans la société absorbante qui a bénéficié de cette opération.
Cette solution s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence de l’Union européenne.
En effet, dans un arrêt du 5 mars 2015[2], la Cour de justice de l’Union européenne considérait déjà que la responsabilité résultant de faits commis antérieurement à la fusion était transmise à la société absorbante en tant qu’élément du patrimoine passif de la société absorbée. Cette décision n’avait cependant pas amené la Cour de cassation à reconsidérer sa position.
Par une décision récente du 24 octobre 2019[3], la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), se fondant sur la continuité économique qui existe entre la société absorbée et la société absorbante, a jugé que « l’application d’une amende civile à une société absorbante pour des faits restrictifs de concurrence commis par la société absorbée avant la fusion ne porte pas atteinte au principe de personnalité des peines ». Il convient de relever que dans notre ordre interne, La Chambre commerciale de la Cour de Cassation avait déjà admis à plusieurs reprises[4] l’application à la société absorbante d’amendes civiles prononcées pour des manquements à la réglementation en matière de concurrence, commis avant la fusion par la société absorbée.
Dans son arrêt du 25 novembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation reprend l’intégralité du raisonnement de la CEDH pour motiver sa décision.
Elle rappelle ainsi que l’extinction de la responsabilité de la société absorbée serait en contradiction avec la nature même de la fusion au sens de la directive 78/855/CEE du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes, qui a pour conséquence le transfert de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante, par suite d’une dissolution sans liquidation. Par ailleurs, le transfert de responsabilité répond au principe de protection des tiers posé par la directive, sans lequel une fusion pourrait constituer le moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait précédemment commises, au mépris des droits des créanciers.
Les contours du transfert de la responsabilité pénale en matière de fusion-absorption sont enfin précisément arrêtés par la Chambre criminelle de la Cour de cassation.
Ainsi, ce transfert ne s’applique qu’aux fusions relevant de la directive (cf. supra) relative à la fusion des société anonymes, également applicable aux sociétés par actions simplifiée.
Par ailleurs, seules les peines d’amendes et de confiscation sont susceptibles d’être prononcées, ce qui exclut les interdictions d’exercer une activité professionnelle ou l’exclusion des marchés publics.
Enfin, la personne morale absorbante bénéficiera des mêmes droits que la société absorbée et pourra se prévaloir de tout moyen de défense dont cette dernière aurait pu bénéficier.
Les principes ainsi dégagés par la Chambre criminelle s’appliqueront aux opérations de fusion réalisées postérieurement au 25 novembre 2020, toute application antérieure étant contraire au principe de prévisibilité des peines consacré par la Convention européenne des droits de l’homme[5]. Toutefois, la Cour de Cassation précise qu’en présence d’un cas de fraude à loi, c’est-à-dire si l’opération de fusion-absorption avait pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale, le juge pourra prononcer toute sanction pénale, alors même que l’opération a été réalisée avant le 25 novembre 2020.
[1] Article 121-1 du Code pénal : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait »
[2] CJUE, arrêt du 5 mars 2018, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condiçoes de Trabalho, C-343/13
[3] CEDH, décision du 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, n°37858/14
[4] Com, 28 février 2006, n° 05-12.138 – Com, 21 janvier 2014, n°12-29.166
[5] Article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».