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Publié le 1 septembre 2010 par Jean-Luc Soulier

Non-lieu confirmé dans l’affaire des abeilles après sept ans de procédure : quels enseignements ?

La Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Toulouse vient de confirmer par arrêt du 2 septembre 2010 l’ordonnance de non-lieu du Juge d’instruction de Saint-Gaudens en date du 30 janvier 2009 dans le fameux dossier des abeilles.

Plus de sept années se sont écoulées depuis la mise en cause du Régent,  un produit d’enrobage de semences ayant appartenu successivement à Bayer CropScience et BASF Agro, dans les phénomènes de surmortalités d’abeilles.

En tant que professionnels du droit, quels enseignements pouvons-nous tirer de ce dossier dans lequel nous représentions BASF Agro ?

Comment ce produit a-t-il pu être accusé à tort ? Pourquoi sept années de procédure ont-elles été nécessaires avant que l’absence de responsabilité du produit dans les surmortalités d’abeilles soit enfin reconnue ?

Ce monstre judiciaire est né de la rencontre entre un emballement médiatique sans précédent et des mauvais choix d’experts effectués par le premier juge d’instruction désigné, dans un dossier qui en a connu trois.

Sur le premier aspect, les entreprises, quelle que soit leur taille, ne peuvent que constater leur totale impuissance lorsqu’elles sont soudainement accusées dans le journal de 20 heures de porter atteinte à la santé humaine et à l’environnement (souvent les deux ensemble).

Parfois, il ne s’agit que d’un feu de paille. Parfois, pour des raisons difficilement explicables, l’information se propage et s’installe pendant des mois, voire des années.

Elle échappe alors à tout contrôle et rien, ni les décisions des juges, ni les rapports des experts officiels français et européens en charge de contrôler le produit en cause ne peuvent inverser le phénomène. Selon l’expression anglo-saxonne, l’information se transforme en « urban legend ». Elle n’appartient plus au monde réel, mais à un monde fantasmé. Y croire ou ne pas y croire prend une dimension idéologique, et même, pour certains défenseurs de l’environnement, presque religieuse.

Sur le second aspect, ce dossier n’aurait pas pris une telle ampleur et ne se serait pas durablement installé dans l’imaginaire du grand public si les premières décisions du magistrat instructeur n’avaient pas été de désigner sciemment des experts non inscrits proches des parties civiles. Le contenu de leurs rapports orientés, tenant pour certains sur seulement deux pages, a été distillé dans la presse en violation du secret de l’instruction avant même que BASF Agro ait pu avoir accès au dossier.

Le juge d’instruction a ensuite désigné des laboratoires d’analyse ne disposant pas de l’accréditation nécessaire pour effectuer les recherches de résidus du produit mis en cause et leur a imposé de recourir à une méthode d’analyse non publiée et non validée mise au point par un chercheur lié aux parties civiles.

Ces choix hasardeux n’ont pas empêché la découverte de la vérité mais ils l’ont incontestablement retardée.

Même en utilisant la méthode non validée imposée par le juge d’instruction, les trois laboratoires désignés successivement par ce dernier n’ont pas établi de lien entre les surmortalités d’abeilles et l’utilisation du Régent par les agriculteurs. La Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Toulouse relève à cet égard que « certains résultats versés, plutôt alarmants, ont dû être invalidés en raison de la technique utilisée, induisant des faux positifs ».

Au cours de ces sept années, plusieurs rapports émanant des experts officiels des autorités de contrôle que sont l’Afssa et l’Afsse en France, et de leur pendant européen, l’AESA, sont venus confirmer l’innocuité pour les abeilles et la santé humaine du produit d’enrobage de semences de BASF Agro, la substance active du Régent (le fipronil) a été inscrite à l’annexe I de la directive  91/414/CE dans le cadre de l’homologation européenne de toutes les substances actives entrant dans la fabrication d’un produit phytosanitaire, et le Régent a continué d’être commercialisé dans les 70 pays où il dispose d’une autorisation de mise sur le marché.

En tant que professionnels du droit, nous sommes amenés à nous poser la question suivante : quels changements devraient être apportés au régime applicable à l’expertise pénale pour que de telles dérives puissent être évitées à l’avenir?

Cette question ne concerne pas seulement les entreprises, des experts judiciaires étant désignés quotidiennement par des juges d’instruction dans des dossiers mettant en cause des personnes physiques.

Les dérives graves qui ont affecté cette instruction auraient sans doute pu être évitées si le choix des experts par le juge d’instruction était mieux encadré par la loi.

En premier lieu, contrairement au code de procédure civile, le code de procédure pénale ne prévoit pas de procédure permettant de demander la récusation d’un expert pour manque d’indépendance ou d’impartialité.

Dans l’affaire des abeilles, l’un des experts désignés par le magistrat instructeur était déjà intervenu à titre d’expert privé dans une procédure devant le conseil d’Etat pour le principal syndicat apicole partie civile (l’UNAF). Ce même expert avait également participé à un congrès de l’UNAF au cours duquel il avait tenu des propos particulièrement virulents contre les industriels de l’agrochimie. Cela n’a pas empêché le magistrat instructeur de le désigner à neuf reprises en dépit de nos protestations indignées.

D’autres experts tout aussi marqués et militants ont été désignés sans que nous ayons le moyen de nous y opposer.

Si ces experts avaient été désignés dans le cadre d’un procès civil, nous aurions pu obtenir leur récusation sans délai en saisissant le juge des référés, ce qui aurait évité que leurs pseudo-expertises soient utilisées dans le cadre d’une campagne de presse orchestrée par les parties civiles au mépris du secret de l’instruction.

En second lieu, si l’article 157 du code de procédure pénale précise que le juge d’instruction choisit les experts parmi les personnes physiques ou morales inscrites auprès de la Cour de cassation ou d’une cour d’appel, il ajoute aussitôt qu’il peut « à titre exceptionnel » choisir un expert ne figurant sur aucune liste « par décision motivée ».

Or, trop souvent la Cour de cassation a admis des motivations aussi succinctes et invérifiables que l’ «indisponibilité des experts inscrits » ou la « compétence particulière » d’un expert non inscrit, qui laissent toute latitude au magistrat instructeur pour désigner l’expert de son choix sans la moindre contrainte.

Le législateur a tenté d’introduire un peu de contradictoire dans l’expertise pénale par une loi du 5 mars 2007. L’article 161-1 du code de procédure pénale permet désormais aux avocats des parties de demander au juge d’instruction de modifier ou de compléter les questions posées à l’expert ou d’adjoindre à l’expert déjà désigné un expert de leur choix obligatoirement inscrit auprès de la Cour de cassation ou d’une cour d’appel. Mais le juge peut rejeter les demandes qui lui sont faites par une ordonnance motivée. Cette ordonnance peut ensuite être contestée dans un délai de dix jours devant le président de la chambre de l’instruction, lequel statue par une décision motivée qui n’est pas susceptible de recours.

En troisième lieu, le juge d’instruction ne devrait pouvoir désigner que des laboratoires BPL, c’est-à-dire disposant du label « bonnes pratiques de laboratoire », accrédités officiellement pour l’analyse des résidus concernés.

Toute violation des règles françaises et communautaires applicables aux prélèvements d’échantillons et à l’analyse des résidus devrait pouvoir être sanctionnée pendant le cours de l’instruction par la nullité des résultats. Dans le système actuel, la pertinence d’une expertise judiciaire est laissée à la libre appréciation du tribunal, qui peut l’écarter si elle ne lui pas paraît pas probante.

Les parties devraient pouvoir saisir à tout moment le président de la chambre de l’instruction de demandes de récusation d’experts pour absence d’indépendance ou d’impartialité, et la chambre de l’instruction de demandes de nullités fondées sur le non respect des réglementations françaises et européennes applicables aux prélèvements d’échantillons et aux analyses de laboratoire. Tant les décisions de la chambre de l’instruction que celles de son président devraient être susceptibles d’un recours devant la Cour de cassation.

De telles dispositions permettraient de diminuer le risque d’erreurs judiciaires et de juger plus rapidement les affaires dont la solution dépend d’expertises techniques.