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Publié le 1 mars 2010 par Jean-Luc Soulier

Application du principe de précaution : les garde-fous

Le Conseil d’Etat vient opportunément de rappeler qu’en l’absence de certitude scientifique, l’application du principe de précaution ne peut s’affranchir de l’examen des conséquences économiques d’une décision de retrait ou de suspension d’une autorisation de mise sur le marché.

En l’espèce, le propriétaire d’un médicament anti-inflammatoire, le Ketum, avait saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour obtenir l’annulation d’une décision de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ayant suspendu les autorisations dont bénéficiaient certaines spécialités à base de kétoprofène.

L’ordonnance de référé, en date du 26 janvier 2010, relève en premier lieu qu’aucun élément scientifique nouveau n’est intervenu susceptible de remettre en cause l’appréciation du rapport bénéfice/risque de ce médicament :

« Il apparaît que l’effet indésirable sur lequel repose la mesure litigieuse ne concerne qu’une trentaine de cas, sur plusieurs millions de gels de kétoprofène vendus chaque année ; que cet effet, connu depuis l’origine, semble pour une large part imputable au non-respect des précautions d’emploi ; qu’au demeurant, il ressort des indications fournies au juge des référés sur l’état actuel de la procédure « d’arbitrage communautaire » que le corapporteur désigné par les autorités communautaires pour instruire la demande présentée par la France estime le bénéfice/risque du gel de kétoprofène inchangé, et qu’aucun des vingt Etats consultés n’envisage le retrait de ce médicament. »

Elle justifie ensuite l’urgence, condition nécessaire pour que le juge des référés puisse retenir sa compétence, par les conséquences économiques qu’une décision de suspension ferait subir au propriétaire du produit :

« Il ressort également des pièces du dossier et des précisions apportées lors de l’audience que le Ketum représente le deuxième chiffre d’affaires de la société Menarini et, eu égard à l’ancienneté de sa mise sur le marché, lui procure une marge supérieure à celle de ses autres spécialités qu’elle commercialise, de sorte que l’arrêt de sa commercialisation risquerait de compromettre la possibilité, pour cette société, de retrouver en 2010 un résultat positif. »

Cette ordonnance rappelle utilement deux des garde-fous prévus par la loi française et le droit européen dans le cadre de l’application du principe de précaution :

  • Premier garde-fou : que ce soit en matière de médicament ou de produit phytosanitaire, la suspension ou le retrait de l’autorisation de mise sur le marché d’un produit nécessite que soit rapportée la preuve d’éléments nouveaux au plan scientifique susceptibles de justifier une telle décision pour la protection de la santé humaine ou de l’environnement.
  • Deuxième garde-fou : si l’absence de certitudes sur les effets indésirables d’un produit ou les risques sur l’environnement ne s’oppose pas sous certaines conditions à la mise en œuvre du principe de précaution, encore faut-il que ce soit à des conditions économiquement acceptables. C’est ce que rappelle l’article L. 110-1 du Code de l’environnement s’agissant de la protection de l’environnement.

Concernant le premier garde-fou, l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat peut être rapprochée de deux arrêts[1] rendus par le Conseil d’Etat le 24 juillet 2009 au bénéfice d’un de nos clients, la société BASF Agro.

Ces arrêts ont annulé des décisions de retraits d’autorisations de mise sur le marché rendues par le Ministre de l’Agriculture visant des produits dont les matières actives figuraient sur une liste de 30 substances actives arrêtée sans concertation dans le cadre du Grenelle de l’environnement.

Les substances actives de ces produits sont en cours d’inscription à l’Annexe I de la Directive 91/414/CEE du 15 juillet 1991 qui régit le processus d’homologation européen de l’ensemble des substances actives entrant dans la composition de produits phytosanitaires.

Pour le Conseil d’Etat, aucun élément scientifique nouveau par rapport à ceux qui avaient été examinés dans le cadre de la procédure d’autorisation des produits ne pouvait justifier de tels retraits, alors que dans le cadre du processus d’homologation européen, l’Etat membre rapporteur avait proposé l’inscription des substances entrant dans la fabrication des produits en cause sur la liste de l’annexe I de la directive 91/414/CEE (une telle inscription valant homologation de la substance).

Le troisième garde-fou a été rappelé dans une autre décision[2] du Conseil d’Etat en date du 4 avril 2005 rendue au bénéfice de la société BASF Agro : l’obligation pour le ministre qui envisage de retirer ou de suspendre une autorisation de mise sur le marché d’un produit de permettre au fabricant de présenter des observations dans le cadre d’une procédure contradictoire.

Il s’agissait en l’espèce d’une décision de retrait de l’autorisation accordée au Régent, produit phytosanitaire accusé par un syndicat d’apiculteurs et la Confédérations paysanne d’être à l’origine de surmortalités d’abeilles. Ces syndicats avaient déposé une plainte pénale contre les propriétaires successifs du produit, qui s’est soldée par une ordonnance de non-lieu du juge d’instruction de Saint-Gaudens. La cour d’appel de Toulouse doit se prononcer prochainement sur l’appel des parties civiles.

L’application du principe de précaution est donc encadrée par trois garde-fous : l’existence d’éléments scientifiques nouveaux de nature à justifier le retrait ou la suspension d’une autorisation de mise sur le marché, la prise en compte de considérations économiques et le respect du contradictoire avant toute décision de ce type.

Les deux derniers garde-fous sont les moins spontanément respectés par l’administration. L’introduction du principe de précaution dans la Constitution via la Charte de l’environnement a mis au second plan des dispositions telles que celle de l’article L. 110-1 du code de l’environnement rappelée plus haut. La peur entretenue dans les médias à l’égard de tout ce qui touche à la chimie ou à l’agrochimie rend presque indécent aux yeux de beaucoup l’invocation de critères économiques.

S’agissant de la possibilité donnée aux fabricants de formuler des observations avant toute décision de retrait d’une autorisation, elle est prévue par toute une série de textes en fonction du secteur d’activité ou de la nature du produit. Le principe du contradictoire constitue également un principe fondamental de droit européen qui devrait être plus souvent évoqué devant les juridictions françaises, notamment lorsqu’il figure dans des règlements européens, d’application immédiate par nature.

 


[1] CE, 24 juin 2009, n°316014 et n°316013, 8ème et 3ème s.-s.

[2] CE, 24 juin 2009, n°266665, 8ème et 3ème s.-s.