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Publié le 30 octobre 2020 par Soulier Avocats

Cession de droits sociaux : conséquences pour le cédant d’une omission dans des déclarations de garantie définies comme exhaustives

La décision de la Cour d’Appel de Paris du 2 juin 2020[1] apporte un éclairage intéressant sur l’articulation, parfois complexe, entre les différents actes conclus entre cédant et cessionnaire à l’occasion d’une cession de droits sociaux, comprenant généralement une promesse de cession sous conditions suspensives, une garantie d’actif et de passif et l’acte définitif de cession venant constater la réalisation des conditions suspensives et le caractère parfait de la cession.

La Cour d’Appel s’est plus particulièrement prononcée sur les conséquences de l’omission par le cédant de mentionner l’existence d’un contrat client significatif au sein de déclarations dont ce dernier avait pourtant garanti l’exhaustivité au cessionnaire.

En 2010, la société Brossard Distribution Surgelés a été cédée par ses associés à la société Financière de Kiel devenue depuis la société Labeyrie Fine Foods. Cette cession a eu lieu, assez classiquement, en deux étapes : la signature d’un « protocole-cadre de cession » sous conditions suspensives en date du 11 juin 2010 (ci-après le « Protocole-Cadre ») suivie de la signature, le 6 août 2010, d’un acte définitif de cession venant constater la réalisation des conditions suspensives et, de fait, le caractère parfait de la cession (l’« Acte Définitif »).

Quelques mois plus tard, le cessionnaire se prévalant de la découverte, post-cession, d’un contrat en cours entre la société Brossard Distribution Surgelés – devenue Labeyrie Traiteur Surgelés suite à la cession – et la société de droit belge Ceges, portant sur la distribution par cette dernière de produits concurrents à ceux commercialisés par le cessionnaire, a résilié ledit contrat. La société Ceges a alors saisi le Tribunal de Commerce de Bruxelles et obtenu indemnisation, par jugement du 22 avril 2015, pour le préjudice résultant de la dénonciation du contrat.

Il convient de rappeler qu’à l’occasion de la cession, les cédants avaient consenti une garantie d’actif et de passif au cessionnaire, dans laquelle figurait un certain nombre de déclarations relatives à la société cédée. Aussi, le cessionnaire a mis en œuvre ladite garantie d’actif et de passif, aux fins d’obtenir le remboursement des indemnités payées à la société Ceges suite à sa condamnation par le Tribunal de Commerce de Bruxelles. Les cédants n’ont pas donné suite à cette notification de mise en œuvre de la garantie.

Les sociétés Labeyrie Fine Foods et Labeyrie Traiteur Surgelés ont alors porté le litige devant le Tribunal de Commerce de Paris en se fondant sur l’inexactitude des déclarations faites par les cédants au titre de l’article 6 du Protocole-Cadre, à savoir que les « Cédants déclarent et garantissent qu’ils ont révélé au Cessionnaire toutes les informations importantes concernant l’Activité Surgelés et/ou nécessaires à l’évaluation de l’Activité Surgelés. Notamment, les Cédants déclarent et garantissent que la liste de Contrats Clients visés à l’Annexe B et de Contrats Significatifs autres que les Contrats Clients visés à l’Annexe C sont exhaustives et complètes (…) ». Les plaignantes arguaient, en effet, de l’omission du contrat Ceges de cette liste garantie comme exhaustive par les cédants.

Par jugement du 5 juillet 2017, le Tribunal de Commerce de Paris a débouté les sociétés Labeyrie Fine Foods et Labeyrie Traiteur Surgelés de leurs demandes au motif notamment que le constat de l’omission du contrat Ceges des déclarations faites au Protocole-Cadre comme condition préalable à la réalisation d’un préjudice, à savoir la condamnation prononcée par le Tribunal de Commerce de Bruxelles, ne permettait pas pour autant de conclure que ladite omission en était la cause. La décision du Tribunal de Commerce de Paris relevait, en effet, à cet égard que « cette rupture est intervenue après 6 mois de poursuite de relations commerciales entre CEGES et LABEYRIE postérieures à la transaction, et au  moins une rencontre pour débattre des perspectives commerciales 2011, donc en toute connaissance de cause ; et sans que les Demandeurs invoquent un événement nouveau qui aurait motivé de façon urgente cette rupture, ou qu’ils démontrent avoir recherché d’autres voies de solutions à la difficulté qu’ils allèguent, moins coûteuses, par exemple en ouvrant des négociations avec CEGES, ou avec BROSSARD ».

Le Tribunal de Commerce de Paris a également relevé dans sa décision que l’information relative à l’existence d’un contrat conclu avec Ceges figurait bien dans la data room électronique tenue à disposition de l’acquéreur, et plus particulièrement qu’il « est possible que LABEYRIE ait négligé cette information, ou ne l’ait pas remarquée, mais dans ce cas elle ne peut se prendre qu’à elle-même de l’insuffisance de ses propres analyses avant acquisition ».

La société Labeyrie Fine Foods a relevé appel de cette décision.

Dans sa décision du 2 juin 2020, la Cour d’Appel infirme le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de Paris.

Elle réfute tout d’abord l’argumentation développée par les cédants, selon laquelle « le contrat Ceges n’avait pas à figurer dans la liste des ‘ Contrats Clients’, l’annexe B n’étant pas une liste de tous les clients, mais seulement de ceux dont la relation contractuelle constituait au sens du protocole ‘un Contrat Client’, dont le maintien était une condition suspensive de l’opération ». La décision de la Cour d’Appel conclut à cet égard qu’en tant que « Contrat Client », le contrat Ceges aurait dû figurer en annexe des déclarations des cédants figurant dans le Protocole-Cadre.

De même, elle écarte le moyen développé par les défendeurs, selon lequel la garantie des cédants se limite aux seules déclarations mentionnées dans l’Acte Définitif, lequel ne comporte aucune déclaration concernant la liste des clients transférés ou des contrats commerciaux et dispense même les cédants de déclarations complémentaires à celles qu’il énonce. Plus précisément, la Cour d’Appel considère, à cet égard, que « l’acte de cession n’a pas mis un terme à la garantie donnée à l’article 6.2 du protocole-cadre mais que celle-ci s’ajoute à celles de l’acte de cession ».

La décision de la Cour d’Appel du 2 juin 2020 apporte un éclairage intéressant à certaines interrogations auxquelles sont régulièrement confrontés les praticiens lors de la rédaction et la négociation de la documentation relative à une transaction, dont notamment la promesse synallagmatique de cession sous conditions suspensives, la garantie d’actif et de passif octroyée par le cédant et l’acte définitif de cession.

1. Cette décision nous interpelle tout d’abord sur la portée juridique de la divulgation de certains documents dans une data room à l’occasion d’une cession.

Plus particulièrement, le fait pour le cédant d’avoir dévoilé un document ou une information via une data room, à laquelle le cessionnaire avait accès et sur la base de laquelle ses conseils ont pu mener un audit, permet-elle au cédant de s’exonérer de toute responsabilité par la suite ?

La décision de la Cour d’Appel y apporte une réponse clairement négative. Cela étant, le fait pour le cédant d’avoir divulgué un document ou une information via une data room lui permettra, à tout le moins, de s’exonérer de toute intention dolosive eu égard auxdits document ou information.

La portée de cet enseignement doit cependant être nuancée dans la mesure où la réponse de la Cour d’Appel serait très certainement différente en présence d’une garantie d’actif et de passif stipulant que tous documents et/ou informations divulgués via la data room seront exonératoires de responsabilité pour le cédant. En pratique, bien sûr, l’insertion d’une telle clause, à défaut d’avoir été négociée en amont entre les parties au stade de la lettre d’intention, relève bien souvent du vœu pieux pour le conseil du cédant. En effet, le cessionnaire a tout intérêt à obtenir du cédant un engagement relatif à l’exhaustivité des déclarations faites dans la garantie d’actif et de passif et non la simple assurance de l’exhaustivité des documents et informations versés à la data room. Cela tient au fait que dans les transactions de grande ampleur, il s’avère souvent difficile pour le cédant de s’assurer de l’exhaustivité complète de ses déclarations compte tenu du volume des documents échangés entre cédant et cessionnaire au stade de la data room. Aussi, il n’est pas rare qu’un document figurant dans la data room soit ensuite omis au stade des déclarations de la garantie d’actif et de passif, ce qui facilite grandement le recours du cessionnaire contre le cédant en cas de préjudice, comme l’illustre la présente décision de la Cour d’Appel de Paris.

2. Cette décision a également le mérite de rappeler l’importance de bien définir le périmètre des clauses dites « d’intégralité » dans les ensembles contractuels complexes.

Ce type de clause que l’on retrouve quasi-systématiquement dans un acte définitif de cession s’avère, bien souvent, négligé par les parties. Pour rappel, de telles clauses tendent à limiter le pouvoir d’interprétation du juge au seul contenu du ou des documents constituant l’accord des parties, à l’exclusion de tout élément extrinsèque. On peut imaginer qu’une clause d’intégralité entendant « cloisonner » l’accord des parties au seul acte définitif de cession, et à l’exclusion de la promesse synallagmatique sous conditions suspensives, permette sur le fondement de l’article 1192 du Code civil[2], d’entraver la faculté pour le juge d’ajouter des obligations au socle contractuel tel qu’il a été défini par les parties.

Deux limites viennent cependant nuancer cette apparente liberté contractuelle : d’une part le respect de l’ordre public qui s’impose au juge et, d’autre part, une jurisprudence de la Cour de Cassation, qui dans deux arrêts de 2013[3], a énoncé : « les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération incluant une location financière, sont interdépendants ; que sont réputées non écrites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdépendance ». Certes, ces arrêts traitaient des ensembles contractuels incluant une location financière, mais on peut néanmoins se demander si une telle position de la Cour de Cassation trouverait également à s’appliquer dans d’autres contrats complexes, telles que les cessions impliquant la signature de plusieurs actes successifs, notamment lettre d’intention, promesse synallagmatique sous conditions suspensives, garantie d’actif et de passif, et acte définitif de cession.

3. Enfin, il convient de remarquer que la Cour d’Appel, dans sa décision du 2 juin 2020, « avant dire droit sur les préjudices allégués par la société Labeyrie Fine Foods, ordonne la réouverture des débats à l’audience du lundi 19 octobre 2020 à 14h00 et invite les parties à s’expliquer sur la perte de chance pour la société Labeyrie Fine Foods d’avoir pu négocier son acquisition à d’autres conditions ». De prime abord, il peut sembler surprenant que la Cour d’Appel se place d’emblée sur le terrain de l’indemnisation de la perte de chance. Cela implique en effet que, pour cette dernière, l’indemnisation du préjudice subi par Labeyrie Fine Foods pourrait, en pratique, se révéler bien inférieure au quantum de la condamnation en justice prononcée par le Tribunal de Bruxelles.

Or, cette référence à la notion de perte de chance nous semble quelque peu paradoxale, dans la mesure, où la Cour d’Appel reconnait l’applicabilité de la garantie consentie par les cédants dans le Protocole-Cadre, en ce « qu’elle s’ajoute à celles de l’acte de cession » mais n’applique pas pour autant à la lettre les stipulations du Protocole-Cadre prévoyant, à l’article 6.2.4, que les cédants s’engagent à indemniser le cessionnaire, ou Labeyrie Traiteur Surgelés à la demande de ce dernier « de l’intégralité de tout préjudice supporté par ce dernier, et résultant d’une inexactitude des déclarations et garanties visées dans le présent Protocole (…).


[1] CA Paris, Pôle 5, ch. 8, 2 juin 2020, n°17/18974, SASU Labeyrie Fine Foods c/ SAS Jacquet B. Distribution.

[2] Article 1192 du Code civil : « On ne peut interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation »

[3] Cass. ch. mixte, 17 mai 2013, n° 11-22.768 et 11-22.927.