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Publié le 22 décembre 2017 par Soulier Avocats

L’action en rupture brutale de relation commerciale établie dans un contexte communautaire : nature quasi délictuelle ou contractuelle ?

L’action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relation commerciale établie dans un litige intracommunautaire ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle s’il existait entre les  parties une relation contractuelle tacite.

C’est ce principe que la Cour de cassation, se ralliant à la jurisprudence récente de la Cour de Justice de l’Union Européenne, a jugé dans un arrêt du 20 septembre 2017, créant ainsi une divergence avec sa jurisprudence traditionnelle applicable dans le cadre de litiges internes.

1/ La nature quasi délictuelle de l’action en rupture brutale de relation commerciale établie traditionnellement retenue par la Chambre commerciale de la Cour de cassation

En droit français, l’action indemnitaire fondée sur la rupture brutale de relation commerciale établie est prévue par l’article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce. Celui-ci dispose qu’ « Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (…) De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ».

Ces dispositions sont d’ordre public.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé à plusieurs reprises que cette action était de nature quasi délictuelle et non contractuelle[1]. La Haute Juridiction estime en effet que la relation commerciale établie peut exister indépendamment de tout contrat entre les parties.

Le fait de qualifier de quasi délictuelle l’action en rupture brutale de relation commerciale établie permet notamment aux Juges d’écarter des dispositions contractuelles – lorsqu’un contrat a été conclu – telles que les clauses attributives de juridiction ou compromissoires, et de désigner les juridictions compétentes en cas de litige, les règles de droit français étant différentes selon que celui-ci relève de la matière quasi délictuelle ou contractuelle.

Ainsi, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur :

– en matière contractuelle, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l’exécution de la prestation de service ;

– en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.[2]

2/ La position de la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation en matière de litiges internationaux

La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, traditionnellement en charge des litiges relevant du droit international privé a, pour sa part, jugé à plusieurs reprises que les dispositions d’ordre public de l’article L. 442-6 du Code de commerce ne faisaient pas obstacle à l’application de clauses contractuelles telles qu’une clause compromissoire ou une clause attributive de juridiction. Ainsi était-ce le cas de la clause compromissoire qui visait « tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci », ou encore de la clause attributive de juridiction qui visait « tout litige découlant de la rupture des relations contractuelles entre les parties »[3], leur rédaction étant suffisamment large pour englober la rupture brutale de la relation commerciale.

Il résultait toutefois de ces décisions que la position de la 1ère Chambre civile s’expliquait davantage par la rédaction des clauses que par la nature de l’action fondée sur l’article L. 442-6.

3/ L’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 14 juillet 2016

En cas de litige opposant des entreprises situées dans au moins deux Etats membres, la compétence des juridictions est déterminée par le règlement (UE) n°1215/2012 du 12 décembre 2012 dit « Bruxelles I bis »[4], lequel opère également, en son article 7, une distinction entre les litiges de nature contractuelle et ceux de nature quasi délictuelle.

Ainsi, l’article 7,1) prévoit qu’en matière contractuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite dans un autre Etat membre, devant la juridiction du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée, soit :

  • pour la vente de marchandises : le lieu où les marchandises devaient être livrées ;
  • pour la fourniture de services : le lieu où le service devait être fourni.

L’article 7,2) du règlement prévoit pour sa part qu’en matière quasi délictuelle, le défendeur doit être attrait devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

La Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après la « CJUE ») s’est récemment prononcée sur la nature de l’action en rupture brutale de relation commerciale dans un litige intracommunautaire opposant un fournisseur italien et un distributeur français[5]. Ces derniers, bien qu’en relation commerciale depuis environ vingt-cinq ans, n’avaient jamais conclu de contrat-cadre. Suite à la rupture de leur relation commerciale, le distributeur français avait attrait le fournisseur italien devant le Tribunal de commerce de Marseille sur le fondement de l’article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce. L’incompétence de cette juridiction a été soulevée par le fournisseur italien au profit des juridictions italiennes, au motif que ses conditions générales de vente stipulaient que les marchandises étaient livrées « Ex Works », à son usine sise en Italie, et non en France au siège du distributeur. La Cour d’appel de Paris a alors, par question préjudicielle, demandé à la CJUE si l’action indemnitaire relevait de la matière quasi délictuelle au sens du règlement (CE) n°44/2001[6].

Par arrêt du 14 juillet 2016, la CJUE a jugé qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement Bruxelles I bis s’il existait entre les parties une relation contractuelle tacite.

Selon la CJUE, cette relation contractuelle tacite ne se présume pas et repose sur un faisceau d’éléments concordants devant être constatés par les juges du fond, tels que :

  • l’existence de relations commerciales établies de longue date,
  • la bonne foi entre les parties,
  • la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur,
  • les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés,
  • la correspondance échangée.

Il résulte de cet arrêt que les juges du fond doivent procéder à une appréciation globale et factuelle de la relation afin de constater si, même en l’absence de contrat écrit, il existait entre les parties une relation contractuelle tacite.

4/ Le ralliement de la Chambre commerciale de la Cour de cassation à la position de la CJUE dans l’arrêt commenté du 20 septembre 2017

Dans l’arrêt commenté[7], le litige opposait un fabricant belge de matériel agricole à son ancien distributeur français. Leur relation commerciale avait cessé après plusieurs années de collaboration sans qu’aucun contrat cadre n’ait jamais été signé. Le distributeur français avait, sur le fondement de l’article L. 442-6 I 5°, assigné le fabricant belge devant le Tribunal de Commerce de Paris. Ce dernier avait alors soulevé l’incompétence de cette juridiction au profit des juridictions belges au motif que ses conditions générales de vente prévoyaient que les marchandises étaient censées être livrées à partir des magasins du fabricant situés en Belgique.

La Cour de cassation, reprenant le raisonnement de la CJUE précité (cf. 3/ ci-avant), a retenu que la relation commerciale des parties pouvait être qualifiée de relation contractuelle tacite, après avoir constaté qu’en l’espèce :

  • le fabricant belge avait fourni le distributeur français de 2003 à 2010, et
  • les conditions générales de vente du fabricant précisaient que les marchandises étaient censées être livrées à partir des magasins de celui-ci situés en Belgique.

La Cour de cassation a donc confirmé que l’action relevait ici de la matière contractuelle et qu’en conséquence, le Tribunal de Commerce de Paris était incompétent au profit des juridictions belges sur le fondement de l’article 5, 1) du règlement n°44/2001, devenu l’article 7, 1) du règlement Bruxelles I bis[8].

Bien que cet arrêt concerne les litiges intracommunautaires, amorce-t-il un revirement de jurisprudence par rapport à la qualification quasi délictuelle de la nature de l’action fondée sur l’article L. 442-6 traditionnellement retenue par la Chambre commerciale dans les litiges franco-français ? Celle-ci devra en effet confirmer si elle entend faire application de la jurisprudence communautaire en droit interne à l’avenir.

La CJUE a, pour sa part, bien précisé dans son arrêt du 14 juillet 2016 que les notions de matière « délictuelle » et « contractuelle » au sens du règlement Bruxelles I bis étaient des notions autonomes du droit de l’Union, ce qui permettrait une cohabitation avec la qualification quasi délictuelle de la nature de l’action traditionnellement retenue par la jurisprudence de la Chambre commerciale de la Cour de cassation.

 

[1] Voir par exemple, Cass. Com., 13 janvier 2009, n°08-13971.

[2] Article 46 du Code de procédure civile.

[3] Cass. Civ. 1e, 8 juillet 2010, n°09-67013 ; Cass. Civ. 1e, 22 octobre 2008, n°07-15823 ; Cass. Civ. 1e, 6 mars 2007, n°06-10946 ; Cass. Civ. 1e, 18 janvier 2017, n°15-26105.

[4] Ce règlement a abrogé le règlement (CE) n°44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000 dit « Bruxelles I ».

[5] CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-196/15, Granoloro SpA c. Ambrosi Emmi France SA.

[6] En l’espèce, était visé l’article 5,3) du règlement (CE) n°44/2001 car le litige était né avant le 10 janvier 2015, date d’entrée en vigueur du règlement Bruxelles I bis. Toutefois, l’article 7,2) du règlement Bruxelles I bis qui a remplacé l’article 5,3) du règlement n°44/2001 est rédigé en des termes identiques.

[7] Cass. Com., 20 septembre 2017, n°16-14812.

[8] En l’espèce, le litige était né avant le 10 janvier 2015, date d’entrée en vigueur du règlement Bruxelles I bis.