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Publié le 26 décembre 2016 par Laure Marolleau

Le legal privilege américain face au droit français à la preuve

Le legal privilege en droit américain peut-il faire obstacle à la mise en œuvre d’une mesure d’instruction ordonnée in futurum en France ?

La mesure d’instruction in futurum qui permet en droit français d’établir une preuve ou de la conserver, le plus souvent en vue d’un futur procès, peut se heurter à plusieurs obstacles que constituent le secret des affaires, le secret professionnel, le respect de la vie privée du salarié, ou encore l’interférence avec la procédure particulière de la saisie-contrefaçon.

L’arrêt rendu le 3 novembre 2016 par la Cour de cassation s’est prononcé sur cette difficile articulation dans un contexte international de la protection du secret professionnel et du droit à la preuve.

 

C’est dans le cadre d’un litige opposant les sociétés françaises Technicolor SA et Thomson Licensing SASU, et américaine Technicolor USA Inc. (ci-après « les sociétés Technicolor ») et la société américaine Metabyte Inc. (ci-après « la société Metabyte ») que la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur cette question.

Après avoir pris le contrôle de la société de droit américain MNI détenue par Metabyte, les sociétés Technicolor ont décidé de vendre les actifs de cette société constitués de brevets. Dans des conditions contestées par la société Metabyte, les brevets ont été cédés à la société Thomson Licensing.

La société Metabyte a alors demandé au juge français de désigner un huissier de justice pour qu’il se rende dans les locaux des sociétés Technicolor situés en France et obtienne tout document relatif à l’exploitation et la cession desdits brevets. Elle a expliqué avoir intérêt à obtenir les documents recherchés pour les utiliser dans un futur procès au fond à l’encontre des sociétés Technicolor.

En principe, la procédure civile française exige des parties qu’elles établissent elles-mêmes les éléments de preuves au soutien de leurs prétentions.[1] Elle ne connaît pas de dispositifs tels que la discovery américaine ou la disclosure anglaise.[2]

Elle permet cependant d’obtenir efficacement des preuves préalablement à toute instance grâce à des « mesures d’instruction légalement admissibles » ordonnées par le juge sur requête[3] ou en référé « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige »[4]. Le demandeur doit donc avoir un « motif légitime » à solliciter la mesure en question dans la perspective de l’exercice ultérieur d’une action devant le juge du fond.

Considérant qu’un tel motif légitime existait, le juge français a ordonné sur requête à un huissier de justice d’appréhender et de mettre sous séquestre des documents, dont des correspondances des juristes internes des sociétés Technicolor.

Les sociétés Technicolor ont contesté l’ordonnance désignant l’huissier[5], en se fondant sur le legal privilege en droit américain protégeant ces documents, tandis que la société Metabyte a demandé la communication des documents séquestrés.

La Cour d’appel de Paris a refusé de rétracter l’ordonnance et ordonné la communication des documents séquestrés.

Les sociétés Technicolor ont vivement contesté l’arrêt de la Cour d’appel de Paris devant la Cour de cassation : selon elles, le fait d’appréhender des correspondances protégées par le legal privilege en vertu du droit américain constituait une violation du droit américain (et notamment le Restatement (third) of the Law Governing Lawyers §119 (2000) mais aussi du droit français (et notamment l’article 145 qui autorise les « mesures d’instruction légalement admissibles »). En outre, cette mesure étant provisoire, le maintien de la mise sous séquestre des documents jusqu’au procès au fond était indispensable pour prévenir toute violation de la loi étrangère éventuellement applicable au fond.

La Cour de cassation a rejeté ces deux arguments.

Il est utile de rappeler qu’elle a déjà jugé que, dans un litige international, la mise en œuvre de mesures d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile est soumise à la loi française et n’impose pas au juge de caractériser le motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction au regard de la loi susceptible d’être appliquée à l’action au fond qui sera éventuellement engagée.[6] Autrement dit, le « motif légitime » qui subordonne toute mesure d’instruction in futurum doit s’apprécier au regard du droit français et non au regard du droit (par hypothèse) étranger qui a vocation à gouverner le fond de l’affaire.

Cette solution n’a pas fait l’unanimité. On peut comprendre que le juge français, juge du provisoire et de l’évidence, statuant dans une procédure rapide et à titre préventif en vue d’un hypothétique litige au fond, peut difficilement être contraint de se prononcer au regard d’une loi étrangère qu’il ne connaît pas et dont la détermination pourrait elle-même se heurter à des contestations sérieuses. On ne peut cependant s’empêcher de s’interroger sur l’utilité d’une mesure d’instruction s’il apparaît d’ores et déjà qu’elle n’apportera rien à la solution du litige.

Considérant donc que la mesure d’instruction sollicitée par la société Metabyte était soumise à la loi française, la Cour de cassation l’a jugée « en tant que telle légalement admissible, dès lors qu’elle ne portait pas atteinte ni au principe de proportionnalité, ce qui n’était pas soutenu, ni aux libertés fondamentales, parmi lesquelles figuraient les règles internes de protection de la confidentialité des correspondances échangées entre le client et son avocat ainsi qu’entre l’avocat et ses confrères, les documents ayant été échangés entre des juristes n’ayant pas la qualité d’avocat au regard du droit français ».

Poursuivant son raisonnement, elle valide également la communication des documents appréhendés et séquestrés au motif que « le secret des affaires et le secret professionnel ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile » et que « la seule réserve à la communication de documents séquestrés tient au respect du secret des correspondances entre avocats ou entre un avocat et son client édicté par l’article 66-5 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 », laquelle n’est pas applicable en l’espèce.

L’arrêt illustre ainsi pleinement les différences qui existent dans les pays de droit civil et les pays de common law pour la protection de la confidentialité, entre le concept français du secret professionnel des avocats et le concept anglo-saxon du legal privilege, et le lien étroit que ces concepts entretiennent avec les règles régissant la preuve dans ces pays.

 

[1] Article 6 du code de procédure civile : « A l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à les fonder », et article 9 : « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

[2] Cf. article intitulé « Common law vs. Civil law : différences culturelles dans les systèmes de preuve » publié dans notre e-newsletter de juin 2015.

[3] Article 493 du code de procédure civile : « L’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ». Les mesures d’instruction in futurum ne peuvent être ordonnées par voie de requête que lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement dans le cadre d’une procédure en référé. L’effet de surprise devient alors une condition d’efficacité de la mesure.

[4] Article 145 du code de procédure civile : « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »

[5] L’ordonnance rendue sur requête peut être contestée par voie d’assignation en référé aux fins de rétractation de ladite ordonnance sur le fondement de l’article 497 du code de procédure civile, l’instance ainsi introduite permettant de reconstituer le débat contradictoire devant le juge ayant ordonné la mesure.

[6] Cour de cassation – Première chambre civile – 4 juillet 2007 – n°04-15.367.