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Publié le 1 mars 2013 par Soulier Avocats

L’état de dépendance économique

Par arrêt du 12 février 2013, la chambre commerciale de la Cour de cassation donne une illustration intéressante de l’état de dépendance économique définit comme l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise[1]

L’article L.420-2 alinéa 2 du Code de commerce, issu de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, prohibe, « dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur ». 

L’article L.420-2 alinéa 2 sanctionne ainsi les pratiques abusives telles les refus de vente, les ventes liées, les pratiques discriminatoires[2], la pratique désignée sous le nom de « corbeille de mariée » consistant pour un distributeur dans le fait de renégocier à la hausse des avantages consentis par ses fournisseurs à l’occasion d’une concentration lui accordant une plus grande puissance d’achat[3] ou encore la technique de la « clause du client le plus favorisé » contraignant le partenaire commercial en état de dépendance économique à réduire les remises dont bénéficiaient des tiers[4] etc.

Pour que ces pratiques soient jugées abusives, leur victime doit être en état de dépendance économique.

Dans sa version antérieure à la loi du 15 mai 2001, l’article L.420-2 du Code de commerce prohibait « l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente ». 

La loi du 15 mai 2001 a ainsi supprimé la référence à la notion de « solution équivalente » laissant présumer un assouplissement à venir de l’appréciation de la notion de dépendance économique ou à tout le moins, une réorientation de la jurisprudence.

Il n’en fut rien. 

Le Conseil de la concurrence a très rapidement réaffirmé toute l’importance du critère de l’absence de solution équivalente « considérant que, si la nouvelle rédaction de ce texte ne comporte plus de référence explicite à l’absence de solution équivalente, il n’en demeure pas moins que la dépendance économique, au sens de l’article L. 420-2 du code de commerce, ne peut résulter que de l’impossibilité dans laquelle se trouve une entreprise de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées ».[5] 

C’est l’appréciation du critère de l’absence de solution équivalente dont la Cour de cassation a eu à connaître dans son arrêt du 12 février 2013. 

Les dispositions légales alors visées devant la Cour de cassation n’étaient pas celles de l’article L.420-2 du code de commerce précité mais celles de l’article L.442-6 2° b) (devenu aujourd’hui L. 442-6 I 2°), dans sa version antérieure à la loi du 4 août 2008, qui sanctionnait alors le fait « d’abuser de la relation de dépendance dans laquelle [est tenu] un partenaire (…) en le soumettant à des conditions commerciales ou obligations injustifiées »[6]

Dans cette espèce, la société EAS Fret, spécialisée dans le ramassage, le transport et la livraison de colis et de documents, était depuis 1996 le sous-traitant de la société DHL dans la région des Côtes d’Armor. La société DHL lui a notifié le 25 octobre 2004 la rupture de leurs relations contractuelles moyennant un préavis de trois mois. Le 22 décembre 2004, la société EAS Fret, alors en redressement judiciaire, a été mise en liquidation judiciaire. 

Son liquidateur a assigné la société DHL, arguant notamment du fait que cette dernière aurait abusé de la situation de dépendance économique de la société EAS Fret en la soumettant à des conditions tarifaires inacceptables. 

Pour rejeter la demande de la société EAS Fret et confirmer l’appréciation des juges de première instance, la Cour d’Appel de Paris a considéré que l’état de dépendance économique de cette dernière n’était pas établi au regard des cinq critères retenus par la jurisprudence pour apprécier l’état de dépendance économique, à savoir : 

  • la part de l’entreprise dans le chiffre d’affaires de son partenaire (critère 1), 
  • la notoriété de la marque (critère 2), 
  • l’importance de la part de marché de ce partenaire (critère 3), 
  • les facteurs ayant conduit à la situation de dépendance économique (choix stratégique ou obligé de la victime du comportement dénoncé) (critère 4), 
  • l’existence ou non de solutions alternatives (critère 5).

La Cour d’Appel de Paris a ainsi rappelé une pratique décisionnelle constante du Conseil de la concurrence et de la chambre commerciale de la Cour de cassation qui tient compte, cumulativement, de ces critères pour caractériser l’existence d’une situation de dépendance économique[7]

Le liquidateur de la société EAS Fret reprochait aux juges d’appel d’avoir exigé pour que l’état de dépendance économique soit caractérisé non seulement l’absence de solution alternative équivalente mais également les quatre autres conditions précitées qui n’auraient dû être appréciées qu’en tant qu’indices destinés à appréhender la définition de la relation de dépendance, caractérisée dès l’instant où l’opérateur dépendant est privé de solution alternative équivalente. 

La subtilité de l’argument n’a pas ému les Juges de la Haute juridiction qui n’a pas pris la peine d’y répondre, se contentant de juger le moyen surabondant. 

Pour rejeter un autre moyen du pourvoi, la Cour de cassation a toutefois rappelé l’importance première du critère de l’existence ou non de solutions alternatives qui se déduit en réalité, des quatre autres critères édictés par la jurisprudence. 

Or, parmi ces quatre autres critères, seul celui de la notoriété de la marque était caractérisé en l’espèce (critère 2), la société DHL n’étant pas leader dans le domaine du transport et du frêt dans les Côtes d’Armor et le Morbihan (critère 1), s’agissant de la part de DHL dans le chiffre d’affaires de la société EAS Frêt, celui-ci était inférieur à 70% conformément à des dispositions contractuelles expresses à cet égard (critère 3) et enfin, aucune exclusivité n’étant exigée de sa part par DHL, il appartenait à la société EAS Frêt de diversifier sa clientèle pour anticiper une rupture toujours possible des relations commerciales (critère 4). 

La Cour de cassation a ainsi rappelé que l’état de dépendance économique s’appréciait au seul regard du critère de l’existence ou non de solutions alternatives, critère dont la teneur était appréciée au regard des quatre autres facteurs précités.

La Cour de cassation en a déduit que, contrairement à ce qui était reproché par ailleurs à la Cour d’Appel, celle-ci n’avait pas, pour considérer que la société EAS Frêt disposait de solutions alternatives, fait uniquement ressortir l’absence d’obstacle juridique à la faculté de diversification à défaut de clause d’exclusivité au contrat. La Cour a ainsi retenu qu’était également caractérisée l’absence d’impossibilité factuelle et économique d’une solution alternative au regard des autres critères jurisprudentiels. 

Les juges du fond avaient ainsi sagement considéré que « sans dépendance économique, il ne peut y avoir d’abus de dépendance » et rejeté la demande de paiement de 462.696,34 euros au titre du passif déclaré à la liquidation.

 


[1] Cass. com. 12 février 2013, n°12-13.603

[2] Ces pratiques abusives sont expressément désignées par l’alinéa 2 de l’article L.420-2 du Code de commerce : « Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l’article L. 442-6 ou en accords de gamme »

[3] Cons. conc Décision n° 93-D-21 du 8 juin 1993 relative à des pratiques mises en œuvre lors de l’acquisition de la Société européenne des supermarchés par la société Grands Magasins B du groupe Cora

[4] Cons. conc Décision n° 93-D-59 du 15 décembre 1993 relative à des pratiques relevées dans le secteur de la publicité

[5] Cons. conc Décision n° 01-D-49 du 31 août 2001 relative à une saisine et à une demande de mesures conservatoires présentées par la société Concurrence concernant la société Sony

[6] L’article L.442-6 I 2° dans sa version en vigueur aujourd’hui sanctionne le fait « de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».

[7] Voir notamment les décisions n° 04-D-28, 06-D-16 et 09-D-02 du Conseil de la concurrence et l’arrêt du 9 avril 2002, n°00-13.921 de la Cour de cassation