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Publié le 25 juin 2014 par Soulier Avocats

Réparation des préjudices subis par les victimes indirectes d’une entente anticoncurrentielle

La Cour de Justice de l’Union Européenne vient de rendre une décision qui pourrait alourdir significativement les conséquences financières que les membres d’une entente sont susceptibles de supporter.

Elle a en effet décidé que les membres d’une entente peuvent, dans certaines circonstances, être tenus de réparer le préjudice subi par le client d’une entreprise ne participant pas à l’entente, lorsque du fait de ladite entente, cette entreprise tierce a fixé des prix supérieurs à ceux qu’elle aurait pratiqué en l’absence d’entente.

Par une décision du 5 juin dernier [1] la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) est venue donner sa pleine efficacité au droit de la concurrence, et plus précisément à l’article 101 TFUE, qui interdit les ententes[2].

En 2007, la Commission européenne avait infligé de lourdes amendes aux sociétés KONE, OTIS, THYSSENKRUPP et à plusieurs sociétés du groupe SCHINDLER pour avoir participé à une entente dans le domaine de l’installation et l’entretien d’ascenseurs et escaliers roulants dans plusieurs Etats membres [3].

Certaines de ces sociétés ainsi que des sociétés concurrentes avaient également été sanctionnées par les autorités autrichiennes en 2008.

L’entente mise en place visait à garantir à ses membres un prix plus élevé que celui qui aurait pu être appliqué dans les conditions normales de concurrence.

L’entente en cause avait concerné au moins un tiers du volume du marché et avait eu pour conséquence de figer les prix et les parts de marché des membres de l’entente depuis 2004.

Une société autrichienne, la société ÖBB-Infrastruktur, a alors sollicité des membres de l’entente l’indemnisation du préjudice qu’elle aurait subi du fait de l’application, par des sociétés n’ayant pas participé à l’entente, de prix plus élevés que ceux qui auraient été appliqués si l’entente n’avait pas existé.

La société ÖBB-Infrastruktur avait en effet acheté à des entreprises tierces à l’entente des ascenseurs et tapis roulants. Elle estime que l’entente a conduit les entreprises n’y participant pas à  fixer des prix à un niveau supérieur que ceux qui auraient été pratiqués dans les conditions normales du marché. Elle considère avoir subi un préjudice de ce fait de 1.839.239,74 euros.

La juridiction autrichienne de première instance, devant laquelle la société a sollicité la réparation de son préjudice, avait rejeté la demande de la société ÖBB-Infrastruktur mais la Cour d’appel y a fait droit.

La juridiction suprême a constaté qu’en vertu de la jurisprudence autrichienne, la personne sollicitant des dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité non contractuelle doit établir un « lien de causalité adéquat » et un « lien d’illicéité » entre le fait générateur et le préjudice.

Concernant la notion de causalité adéquate, celle-ci impose à l’auteur d’un préjudice d’assurer la réparation de toutes les conséquences dont il pouvait in abstracto escompter la survenance éventuelle, y compris les conséquences fortuites, mais exclut la réparation des conséquences atypiques. Ainsi, lorsqu’un tiers à l’entente tire avantage de ladite situation anticoncurrentielle, il n’y a pas de causalité adéquate entre l’entente et le préjudice de l’acheteur, lequel est indirect et résulte d’une « décision indépendante qu’une personne étrangère à l’entente aurait prise sur la base de ses propres considérations de gestion ».

Concernant ensuite la question de l’illicéité, la juridiction de renvoi indique qu’il n’existe une obligation de réparation des dommages patrimoniaux que lorsque « l’irrégularité du dommage découle de la violation d’obligations contractuelles, de droits absolus ou de lois protectrices ».

Le droit autrichien ne permet donc pas l’indemnisation, le préjudice ayant été causé par une décision du fournisseur, tiers à l’entente, et aucun lien contractuel n’existant entre les membres de l’entente et la victime.

La Cour suprême autrichienne a en conséquence demandé à la CJUE si le droit autrichien était contraire à l’article 101 TFUE.

La CJUE souligne en premier lieu que l’effet utile de l’interdiction des ententes serait mis en cause si le principe de réparation du dommage résultant d’une violation des règles de concurrence n’était pas susceptible de s’étendre à toute victime dudit dommage.

La Cour constate ensuite que le prix de marché est l’un des principaux éléments pris en considération par une entreprise lors de la fixation de ses prix.

Dès lors, même si la détermination du prix est une décision autonome de l’entreprise avec laquelle la victime du préjudice a contracté, l’entente peut conduire les sociétés non membres à augmenter leurs prix en vue de les adapter au prix de marché résultant de l’entente.

La politique des prix et la fixation d’un prix de protection sont donc des conséquences de l’entente, laquelle a contribué à fausser les mécanismes de formation des prix sur les marchés concurrentiels.

Or, le droit autrichien, qui subordonne la réparation du préjudice à l’existence d’un lien de causalité direct et l’exclut lorsque la victime n’a pas eu de liens contractuels avec un membre de l’entente mais avec une entreprise tierce, vient remettre en cause la pleine effectivité de l’article 101 TFUE.

Au contraire, la Cour décide que s’il est établi que selon les circonstances de l’espèce, et notamment les spécificités du marché concerné, l’entente était susceptible d’avoir pour conséquence l’application d’un prix de protection par des concurrents, tiers à l’entente, et que ces circonstances et spécificités ne pouvaient être ignorées par les membres de l’entente, ces derniers peuvent être tenus de réparer le dommage subi.

Cette décision pourrait alourdir de manière conséquente la facture pour les membres d’une entente anticoncurrentielle.

C’est d’ailleurs l’argument soulevé par deux des sociétés membres de l’entente, lesquelles ont tenté de faire valoir que de tels dommages et intérêts seraient susceptibles de dissuader les entreprises d’aider les autorités de concurrence à instruire les affaires et serait ainsi contraire au principe d’effectivité.

La Cour a rapidement écarté cet argument, en considérant que le programme de clémence, visant à réduire le montant des amendes infligées par la Commission, ne liait pas les Etats membres et qu’en tout état de cause, il ne saurait priver les individus du droit d’obtenir réparation, devant les juridictions nationales, du dommage subi du fait de l’existence d’une entente anticoncurrentielle.


 

[1] CJUE, 5 juin 2014, Kone et autres/ÖBB Infrastruktur, C-557/12

[2] L’article 101 du TFUE interdit les ententes. Il dispose :

« 1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à:

a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction,

b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
c) répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement,

d) appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,

e) subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats.

2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit.

3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables:

  • à tout accord ou catégorie d’accords entre entreprises,
  • à toute décision ou catégorie de décisions d’associations d’entreprises et
  • à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées

qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans:

a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,
b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence.
 »

[3] Décision C(2007) 512 final de la Commission du 21 février 2007. La Commission avait infligé des amendes pour un montant total de 992 millions d’euros.